Je retrouve l’article de vengeance de l’immonde Idric, dans un numéro de Cosmogonie d’il y a deux ans. Je sais qu’elle me hait, elle est devenue tellement à la mode, depuis qu’on la voit animer un plateau tous les soirs sur une chaîne du câble. Elle ose poser toutes les questions, elle agresse ses invités, fait l’insolente, lance des piques, elle reste toujours aussi mauvaise — Manette m’a fait comprendre que l’heure de la réconciliation était venue. Pour préparer les festivités du centenaire, nous ne voulons aucune fausse note.
Gossec : comment l’immortalité s’achète
On pardonne tout aux artistes. Même leurs petits mensonges quand ils sont inspirés par la coquetterie. Le vieux Gossec, patriarche de l’art contemporain est en pleine forme. Tout le monde le sait. On sait aussi qu’il nage et qu’il marche en montagne. Il a eu récemment des jumeaux. Cette belle santé, qui n’est pas sans rappeler celle d’un Picasso, il prétend qu’il ne la doit qu’à la sieste et à la culture physique. Nous avons voulu mener l’enquête et interroger ceux qui le connaissent. Dopé à la DHEA depuis dix ans, car l’art contemporain est un sport, le milliardaire nonagénaire dont les tableaux sont parmi les plus chers du monde, est en réalité un habitué de la clinique de la Prayr, en Suisse, où on lui fait chaque année plusieurs séries d’injections de cellules fraîches. Une publicité vivante. Des amis affirment avoir fréquenté avec lui une clinique au Mexique, dans le Yucatan, où certains traitements, interdits aux Etats-Unis sont pratiqués librement. Les cellules fraîches de requin en fortes doses lui auraient été recommandées par un médecin d’origine allemande installé là-bas depuis plus de quarante ans et dont la clientèle internationale de la jet-set se murmure l’adresse à l’oreille. Lifté au moins deux fois, les cheveux teints en blanc éclatant, vitaminé comme un athlète et suivi en permanence par deux médecins et un diététicien, Gossec est le meilleur exemple de ces nouveaux miraculés qui ont réussi à vaincre le temps. Le château de Cérisoles est en réalité une vraie bulle médicale où l’artiste attend avec impatience, à l’abri des microbes et des agressions de la vie, de passer le cap des cent ans. Une atmosphère de base secrète, des précautions dignes d’un chef d’Etat : comme les plus grandes stars, Gossec gère son image et contrôle chacune de ses photos. Les mauvaises langues disent même qu’on lui fournit depuis longtemps de ces petites pilules bleu clair qui ont changé la vie des couples. Mais ces secrets sont, comme il convient, bien gardés. Le budget santé de notre artiste national ? Un pour cent de celui du ministère de la Culture, répond en riant un de ses proches. Mais n’est-ce pas aussi, pour ce pionnier de l’art conceptuel, transformer son corps en l’une de ses œuvres, être soi-même l’ancêtre, toujours vivant, du body art ?
Relire ce torchon me met hors de moi. C’est cela, le journalisme qui compte aujourd’hui ? Je vais la réduire en bouillie, avec amabilité, elle ne s’en apercevra que plus tard. Je n’en ferai qu’à ma tête. Qu’elle marine un peu. Je vais d’abord noircir une page ou deux de souvenirs d’enfance, parler de ma sainte mère, cela me fera du bien. Je vais écrire à la plume, pour sentir ma main glisser sur le papier. Pour que mon cahier me caresse et m’apaise. J’ai des terreurs de vieillard comme on a des peurs d’enfant. Cela ne dure pas. Puis je recevrai dans l’ordre inverse, la « journaliste », en une, la gueuse catalogueuse ensuite, pour que l’une ne soit pas prête et l’autre agacée. Je donne des ordres à Jacques d’une voix grave : qu’elles patientent dans deux antichambres séparées. Qu’elles ne se rencontrent pas. Prudence élémentaire. Et ce soir, devant l’écran, mes petits s’endormiront doucement en sentant le parfum de leur mère.
CHAPITRE 4.
Le palais de Dioclétien
Ma mère ne se parfumait pas. Elle sentait le savon à l’huile de palme. Je suis né dans le palais de Dioclétien, un squelette de dinosaure, une carcasse bâtie au troisième siècle, un petit cercle de cailloux dressés entre l’Empire romain d’Orient et l’Empire romain d’Occident. Je ne me suis jamais consolé de l’avoir abandonné, et j’ai choisi Cérisoles, citadelle abandonnée, comme un remords.
Autour du cercle de moellons, un grand carré de murailles au centre du monde antique — un coffre de marin posé devant la Méditerranée. La fracture visible de deux univers, la faille des tremblements de terre. Le palais tient. Les pierres énormes barrant la ligne de la mer, quelques îles à l’horizon, les bruits du port. Ce sont les parfums les plus doux que je connaisse, les arbres de Split, l’harmonie et le désordre. Ma ville. Les serviettes de bain en éponge qui sèchent au soleil au retour de la plage. J’entends encore les sons de cette époque. Mon père qui explique qu’il possède une voix très rare, celle du baryton Martin. Je ferme les yeux. Je les vois. Je retrouve l’odeur des papiers sur les murs.
Le quadrilatère construit par les géants de Pannonie est devenu une ville au Moyen Âge, cité tour à tour riche et pauvre, aujourd’hui assez misérable. Notre maison était bâtie dans l’ancien réfectoire des prétoriens.
Quand mille gaillards se jugeaient bien ivres morts, ils élisaient en tapant sur les tables avec leurs gantelets de fer un nouveau maître du monde, un enfant de dix ans qui descendait de Vénus et d’Hercule, le pantin qu’ils mèneraient.
Cet enfant, ils finissaient par l’immoler, comme la petite fille violée et égorgée dans ma chambre, dans ce film horrible envoyé à Nahoum. Je me demande si je dois prévenir la police, porter plainte. Je vais d’abord demander conseil à Jacques — lui saura si c’est une méchante blague des « amis » interlopes de cette fripouille de Virgile, s’il y a des traces de sang derrière les barrières du musée national d’Art moderne. Je ne veux tout de même pas croire que l’on égorge vraiment des fillettes pour le plaisir de faire peur à ma femme. Je vais aussi consulter Manette. Qui sait à quel point Nahoum est passionnée par ces nouvelles images ? Virgile ? Petit salaud immature. Si c’est lui qui a fait ça, je le crève.
Des murs de six mètres d’épaisseur, un linteau de porte en marbre sculpté, une frise de petits amours en cuirasse, des socles de colonnes pris dans les cloisons de séparation, pas de gaz, pas d’eau courante, le linge de ma mère à la fenêtre. Notre bastion indestructible. Triste comme la grandeur. Méchant et joyeux comme un empereur enfant du Bas-Empire, je courais sur les dalles polies des rues. Pas la décadence : l’oubli des siècles qui viennent après.
Je possède encore cette maison, je n’y vais jamais. Celle-là aussi n’existe plus que dans mes rêves et je la rendrai au réel au moment où je fermerai les yeux, quand mes enfants feront tout vendre. Je leur conseille d’attendre pour la liquider que les agences immobilières pour milliardaires aient compris la beauté de Split. Ce sont les demeures de mes souvenirs, ils y vivent entre eux, ce qui ne me regarde plus. Je les loge bien. Je vois la photographie de mon père en uniforme, dans la grande pièce. L’uniforme des miliciens nationalistes, le milieu d’extrême droite qui donnera naissance, avant la Seconde Guerre mondiale, aux oustachis.
J’écris ce malheur en toutes lettres après l’avoir caché comme un secret de famille honteux. Je détache la phrase du paragraphe, pour qu’elle saute à l’œil sur le blanc du papier. Mon pauvre père, avec ses deux médailles gagnées, l’une au mérite et l’autre à l’ancienneté. Je les ai aussi, ces rubans passés au soleil, dans un tiroir qui ferme à clef. Comme il serait heureux, mon père ce salaud au sourire si doux, de me voir en colonel comte de comédie, avec le cordon de la Légion d’honneur brochant sur celui de Charles III d’Espagne. Il avait toujours rêvé de ce genre de breloques. Et mes faux ordres certifiés par des parchemins d’un mètre de haut, mes étranges décorations étrangères dans une vitrine en loupe d’orme qui occupe tout un mur de mon dressing, c’est à cause de lui, de ces deux rubans pâles trouvés dans un tiroir, que je me suis cru obligé, l’âge venant, de les accepter. Jean-Paul Sartre, un autre qui aimait bien jouer les génies — nous avions osé en parler une fois au Flore —, lui qui a refusé le Nobel et la Légion d’honneur, est mort, sans que personne n’en sache rien, commandeur dans l’ordre national du Mérite. Les seules vraies joies, celles du lit de mort, sont mesquines. Voilà toute la France que j’aime, mon second pays, petit, peureux, puant, qui ne m’a jamais déçu.