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Refuser les honneurs aurait mieux correspondu à mon image, je n’en disconviens pas, mais en mémoire de mon père et de ses galons gagnés du mauvais côté, du côté des préfachos, des ligues, des amis d’Ante Pavelitch, des cervelles brûlées et des lecteurs de la mauvaise presse, j’ai accepté. Bien sûr, je n’ai jamais vraiment porté tous ces rubans. J’ai dit que je n’avais rien demandé, pas rempli un seul formulaire, que c’était venu tout seul comme la couperose et les taches d’eau de Cologne. On indiquera mes décorations sur mon faire-part. J’ai lu aussi quelque part que je suis chevalier de Malte. C’est faux, par bonheur, je n’aurais jamais pu attester devant leur commission des preuves de l’authenticité de notre « comté », et pour cause. Ni voulu aligner assez de billets pour siéger avec les Américains chevaliers de grâce et de mérite. Assez de mérite. De grâce, juste de l’honneur, rien d’autre. J’en riais avec mes deux complices, le cher Yves Klein, qui s’était marié en grand uniforme, cape et croix sur l’épaule et voûte d’acier à la sortie de l’église, en chevalier dans l’ordre de je ne sais trop quoi. Et le vieux Balthus, la dernière fois que je me suis rendu chez lui, qui avait fini par croire sur parole les domestiques qui lui donnaient, comme à moi, du « monsieur le comte » et qui, tout gâteux, n’oubliait jamais de dire « la comtesse » en parlant de sa femme. Lui, je ne suis pas sûr qu’il en riait encore. Marquis, cela sonnait faux, baron ce n’est pas assez, duc, cela se vérifie dans un dictionnaire : il avait fait comme moi, il avait choisi comte, vrai ou faux peu importe, pour aller dîner en fauteuil roulant chez le président de la République.

De mon côté, tout est inventé : l’origine de ce beau récit légendaire et fondateur, c’est le rôle de comédie que tenait mon père, dans notre bout de palais de Dioclétien envahi par la marmaille et les odeurs de soupe. Monsieur le colonel comte est servi. Les titistes ne l’ont pas massacré à Maribor, il était mort avant, à Paris. Je sens encore le fumet du chou sans lard et des pommes de terre. J’ai découvert très tard l’odeur de la chair cuite, les différentes viandes, j’ai grandi aux légumes et à l’huile. La tomate frottée sur du pain. La poiscaille frite les dimanches de fête. C’est ainsi qu’on fait les centenaires, mademoiselle Idric.

La nuit, enfant, j’allais sur la place du Péristyle. La salle du trône abandonnée de Diocletianus Imperator. Derrière la muraille, dans l’axe monumental, je vois encore la salle ronde, si connue dans les livres d’architecture — le premier cercle, un Saint des Saints que le catholicisme n’a pas osé transformer en église. Vide. Au centre de la cella, l’oculus, un cercle de ciel que je regardais, la nuit, couché à terre en observant les étoiles. Je les comptais. J’en faisais une carte dans ma mémoire. Je me sentais l’empereur du monde. J’avais huit ans. Je voulais reconstruire Split. Que ma mère soit l’impératrice et mon père le général des armées, le chef des prétoriens. Les étoiles prisonnières dans un cercle de pierres, je les retrouve ici, à Cérisoles. Le pigeonnier est aussi beau pour moi que le Panthéon de Rome ou le sanctuaire circulaire du palais de Split. Je m’y endors, en été, dans une couverture. Je me déshabille à midi pour bronzer seul, pour me chauffer comme un enfant qui aime l’été, les veilles de séances de photos. Un sac d’ossements qui se tanne et se chauffe, en attendant la fin. J’y ai fait l’amour avec Nahoum et une de ses copines. C’est là aussi que j’ai appris à la radio, dans l’herbe, la fin du siège de Sarajevo. Je crois entendre sous l’oculus, qui s’ouvre comme un diaphragme, la pulsation de l’Empire qui lutte entre l’Orient et l’Occident. Mon œuvre double.

Nous sommes arrivés à Paris quand j’avais neuf ans. Rue Charles-Dickens, au dernier étage d’un immeuble sans ascenseur, avec des glaces blanches entourées de perles Louis XVI-1900. J’enverrai Nahoum filmer cette maison un jour prochain, afin d’expliquer aux enfants ces lieux qui ont été le théâtre de ma vie et que je n’ai plus la force d’aller leur montrer. C’est une des trois adresses où, pour ma « chambre-poubelle », j’enjoignais Charles de Noailles de trouver chaque matin un sac à ordures — il ne l’a pas fait lui-même très longtemps. Les deux autres adresses de mon formulaire mystérieux, affiché désormais au musée national d’Art moderne, sont la maison de mes premières amours, près des Halles, et la galerie de Manette dans l’île Saint-Louis. Mais tout commence, le ramassage des souvenirs comme l’autre, devant cette maison blanche que la fumée a noircie, dans ce quartier de Passy où les artistes ne viennent guère, mais qui fut mon château des brouillards, ma maison de petit garçon, mon rocher, ma cabane, la petite chambre où j’ai lu dans la fièvre mes premiers livres de poésie. Un loyer modeste, les derniers étages ne valaient rien, mais nous avions du mal à le payer. Ma mère a immédiatement trouvé de quoi nourrir toute la famille. Son mari, le colonel comte incapable, mon bon à rien de père, l’aida du point de vue logistique et détermina notre stratégie — un ou deux jours avant de mourir.

Ma mère était faite pour être lieutenant d’artillerie. Née et élevée pour être veuve. Elle ouvrit un cours de dessin pour jeunes filles du XVIe arrondissement qui offrait toutes les garanties de moralité : un nom sonore et oriental, une dévotion affichée, à la croate, avec des chapelets et des bonnes Vierges partout, jamais de modèle nu bien sûr, seulement des fruits, des fleurs, des arbres et des branches, des draperies jetées sur des fauteuils en forme de robes d’archanges et les plumes de tous les saints du Paradis récupérées en faisant les poubelles du Jardin des Plantes. De la nature morte, du comestible. Ma mère en robe noire et en bijoux de jais trônait sur ce jardin d’Éden ; je jouais parmi les dessins chiffonnés et les boîtes de couleurs.

Le génie de ma mère fut de séduire deux vrais génies.

Bien différents : le peintre Maurice Lebourg, qui avait entrepris de rénover l’art sacré en mélangeant les symbolistes et les nabis, et le poète turc Mustapha Djerbi qui allait, quelques années plus tard, devenir la plus haute conscience intellectuelle de sa patrie et chanter la libération de la femme. Maurice faisait faire leur première communion à toutes ces demoiselles dans la chapelle de sa maison du prieuré à Meudon, Mustapha avait pris l’habitude de les dépuceler avant leurs dix-sept ans révolus. Celui qui croyait au voile et celui qui n’y croyait pas. Ils ne s’entendaient pas trop mal. J’ai des photos où ils sont tous les deux à boire de l’orangeade, avec les mêmes mocassins bicolores, sous un grand parasol blanc. L’un et l’autre se penchèrent sur moi et décidèrent de mon destin. À dix ans, j’apprenais à dessiner avec Maurice Lebourg et je me débrouillais mieux que ses autres élèves qui étaient tous bien plus âgés. Je n’ai compris que plus tard qu’il me surnotait et m’encourageait parce qu’il était, depuis le début, l’amant de ma chère mère. Il avait donc compris combien elle était vaniteuse et à quel point elle m’aimait. L’affirmation de mon génie était indispensable à la réussite de ses fins d’après-midi du samedi. Il venait me reconduire à la maison après les goûters du prieuré. Il était censé donner aussi à ma mère des cours de dessin, et il devait bien en effet se passer quelque chose de cet ordre-là, à un moment ou à un autre, puisqu’elle m’apprenait ensuite à distribuer les ombres et à construire des perspectives. J’assimilais ces bons trucs assez vite, mais les carnets que j’ai gardés, et que je ne montrerai jamais à la bourrique qui établit mon catalogue raisonné, ne laissent absolument pas prévoir l’éclosion du futur génie du XXe et du XXIe siècle. Encore des feuilles qu’il faut que je pense à détruire. J’hésite : si Virgile a besoin un jour de les vendre, s’il a mangé tout le reste, il y aura bien des gogos pour acheter ça. L’enfance d’un aigle.