Je souris en pensant aux deux petits lots que je fais attendre de l’autre côté de la porte et à l’étage : si elles savaient le dixième de tout ce que je résume ici. Il y a deux ans, une étudiante a essayé de creuser un peu cette époque, de regarder mes tableaux de jeunesse en cherchant ce qu’ils pouvaient avoir de commun avec le style de Maurice Lebourg. J’ai flairé le danger immédiatement : sur le moment, sa thèse aurait été jugée intéressante et nouvelle, et oubliée aussitôt. Mais ce genre de machines, ce sont des bombes à retardement. Cinquante ans plus tard, quand mes œuvres seront au creux de la vague, à moitié en réserve, à moitié en restauration, on ressortira ces quatre cents pages idiotes pour conclure que je me situais finalement dans la tradition des petits maîtres, que j’ai été une sorte de Maurice Lebourg monté en neige. J’ai reçu cette fille plusieurs jours. Grâce au ciel, je n’étais plus d’âge à coucher avec elle pour la réduire au silence. En regardant la verrue qu’elle avait au coin de la bouche, je lui ai offert un dessin. Elle sait ce que ça vaut. Elle ne l’a pas vendu. Il doit trôner encore dans son misérable salon à Belleville. Elle a changé son sujet et soutenu une thèse sur La Persistance de la référence à Michel-Ange dans la démarche créatrice du jeune Gossec. Tout le monde a été bien content. Parlez-moi de Michel-Ange, de Piero della Francesca, de Vermeer. Elle enseigne aujourd’hui à l’École du Louvre.
Ma coquille fut longue à se fendiller. Mon second parrain, Mustapha Djerbi, couchait de même, malgré son goût pour les très jeunes filles, avec ma vieille mère. Son dévouement, à lui aussi, était extrême. Je ne saurai jamais qui elle préférait, l’extase pieuse et ascétique des ouvroirs d’art sacré bénis par le Vatican ou la poésie grasse de la Corne d’Or nobélisable, Maurice ou Mustapha. La meilleure idée qu’eut jamais celui que j’appelais Moustache, pour mes quinze ans, fut de rédiger un recueil de contes en vers qu’il me demanda d’illustrer. Le contrat avec l’éditeur était mirobolant. C’était l’histoire d’une petite goutte d’eau qui naît dans une source, fricote avec un moulin et va se perdre dans la mer. Enchanteur. Universel. L’éditeur était sûr de vendre et j’ai appris à cette occasion comment on monte un coup. J’écoutais Mustapha discuter avec le vieux monsieur en nœud papillon bleu marine qui était l’éditeur et je me souviens encore de ma fascination. Tout avait l’air si simple. Je donnais toutes mes larmes pour ces quinze dessins, que le brave Maurice Lebourg acheva, corrigea, refit complètement. On ne dit rien à personne. Le livre ne parut pas. La France était en guerre. Ma vie d’artiste commençait mal. Je ne savais pas alors à quel point j’avais tout mon temps. Quatre-vingts années encore pour devenir un grand homme.
Ma chance, ce fut la Première Guerre mondiale et les trois ans que Mustapha Djerbi passa en camp de prisonniers à regretter ma mère, d’où dérivent ses plus belles pages, ses souffrances, ses clairs de lune sur le Bosphore perdu et ensuite son Nobel. Grand homme de la Turquie libre et moderne, il fut jusqu’à sa mort une de ces « hautes consciences du siècle » dont se régalent les journalistes qui ne lisent jamais rien. J’en ai fait des bons dîners grâce à lui. Maman couchait avec un sens aigu de l’utilité par-delà les années, un vrai flair, et par-dessus tout, sans en avoir conscience, l’amour de son seul fils. Elle fut en ce sens une mère exemplaire.
Après la Victoire, mon petit livre sur la goutte d’eau donna des espérances de recyclage à la France exsangue mais glorieuse. La patrie se réconcilia autour des dessins du petit prodige alors que la femme turque se libérait grâce à Mustapha, qui affichait ses trente kilos de moins, et devenait montrable. Pourquoi l’avait-on mis dans un camp de redressement pour prisonniers politiques et pas avec les prisonniers de guerre ? J’appris plus tard que c’était comme homosexuel. Je ne crois pas que ma mère s’en soit doutée. Lui en avait tellement honte qu’il ne cessait de s’inventer de nouveaux faits de résistance et de nouvelles histoires de filles qui n’avaient pas résisté. J’appris comment on truque une biographie, comment on s’invente une histoire. Si l’on veut être un génie, il faut reprendre les événements en main. Mais sa ligne retrouvée et ses succès littéraires facilitèrent beaucoup les choses pour ce cher Moustache dans les bars spécialisés du Paris de Clémenceau. C’est Rex, qui l’avait croisé, des années plus tard, au Fiacre, qui m’a expliqué tout cela. Je n’en revenais pas. À dix-sept ans, je fis ma première exposition et je me voyais bien en Radiguet de la peinture. Depuis, je n’ai pas cessé de peindre et de créer.
Racontées ainsi, les choses s’enchaînent rapidement. Il faut bien comprendre que cela prit des années. Jusqu’à cinquante ans, je suis resté presque inconnu, sauf ces quinze dessins pour le petit livre du Nobel turc que tout le monde avait offert en cadeau de Noël. J’avais mes collectionneurs attitrés, mon cercle d’admirateurs. Leur médiocrité me comblait : un professeur de piano semi-aveugle qui m’acheta huit toiles en huit ans, le concierge du lycée qui avait installé un paysage dans sa loge, le beau monde que hantait ma mère entre deux offices, avec ses chapelets de cousines et de cousins fauchés pour lesquels je privilégiais les petits formats, la chroniqueuse « arts » de Jardin des modes, ou un journal équivalent, je ne me souviens plus de ce qui faisait autorité alors — était-ce encore La Gazette du bon ton ? — , qui s’enticha un soir de mes mauves et m’emporta deux bouquets. Je revois passer de temps à autre des toiles de cette époque, certaines anonymes, d’autres que j’avais eu la bêtise de signer de mon nom. Manette les fait systématiquement racheter discrètement et nous les brûlons. À chacun sa cour des miracles. Les autres artistes m’aimaient, me considéraient comme un amateur un peu doué. Je faisais peu d’ombre. Aucune presse, aucun écho, ni « commandes publiques » ni musées. On ne m’a pas vu venir.
J’ai durant tout ce temps vécu d’autres métiers secrets dont personne n’a jamais parlé. Mes biographes officiels ont eu fort à faire avec mes années de longue jeunesse, ma vie à Nazareth sans Marie ni Joseph. Comme je sais écrire dans un beau style classique qui ne mange pas de pain, avec de temps à autre une de ces formules syncopées qui plaisent bien, je suis devenu nègre dans une maison d’édition : j’ai rédigé les mémoires d’hommes politiques et de vedettes, écrit les discours du président du Sénat qui passait sa vie à en faire sur tous les sujets. Certaines années, j’ai écrit sept cents discours. C’était un défilé de motards officiels dans mon petit appartement qui venaient apporter la documentation et rechercher la ponte du jour. J’accueillais du même ton les sénateurs belges, les délégués de l’Albanie, les comices agricoles du Limousin, je présidais des congrès, j’ouvrais des colloques de trois jours, je prenais la parole dans une école pilote, je racontais la Constitution à un groupe de femmes du Cameroun, j’inaugurais à tour de bras… Ma concierge n’en revenait pas. J’avais alors une haute conscience de ma médiocrité et j’aurais mangé mon bras pour en sortir. Patience.