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J’avais de vraies crises de solitude et de rage. Je me souviens d’avoir disparu un jour dans les rues de Paris, piéton sans refuge durant une bonne semaine. Je n’écrivais pas, je ne dessinais rien. J’étais l’homme d’un seul livre. Le garçon qui avait illustré le conte pour enfant du prix Nobel, un pas-grand-chose. On ne construit pas une vie avec ça. Je ne savais pas quoi faire d’autre, quoi faire de mieux. J’allais être un raté.

Mon biographe patenté, Louis Rex, qui a pu s’acheter un château dans le Lubéron avec la vente de ma plus grande toile, que je lui avais donnée pour bons et loyaux services, le misérable, a écrit à propos de cette époque de ma vie :

Peintre secret, Gossec passa trente années de sa vie à ne rien montrer tant son souci de perfection était grand et haute l’exigence en laquelle il tenait son art. Les expériences qu’il tenta durant ces années sont pourtant fondamentales pour le développement ultérieur de sa manière. […] Proche par l’esprit des surréalistes, sans pourtant faire jamais partie de leur groupe, il inventa une création faite d’idées pures qui constitue, avec des années d’avance, un premier pas vers l’art conceptuel. Ces années furent aussi d’intenses années de voyage, qui lui permirent, entre Arezzo et Assise, d’admirer les maîtres de la Renaissance. La rigueur d’une architecture chez Piero della Francesca, la noblesse d’un drapé dans une fresque de Giotto furent définitivement pour lui la seule école qui lui parut digne de ses intuitions. C’est en eux qu’il se retrouvait.

Rex m’aime, le brave garçon, il a sans doute été amoureux de moi au moment où nous nous sommes connus. Face à Picasso, si entouré, j’étais libre : génie à prendre. Il ne savait pas sur qui écrire, il n’écrivait pas mal, dans le genre sauce blanche un peu épaisse, bien liée à la farine et qui colle un peu. Du beau style d’historien d’art années quarante. J’ai embobiné Rex. Il porte bien son nom de chien. Il est fidèle, intelligent, il donne la patte. Je ne suis peut-être pas assez gentil avec lui. Maintenant, il est vieux lui aussi. Physiquement, il a moins bien vieilli que moi, son profil d’empereur s’est empâté. Il est passé d’Auguste à Vitellius. Je plains les gigolos, s’il s’en paye encore. J’ai été pour lui la Providence, la manne dans le désert, le tocard sur lequel il n’en revient toujours pas d’avoir misé. Il me doit sa graisse, son suif au ventre, ses bourrelets. Il m’expliquait dans quelle direction je devais aller, il se répandait partout, à la fondation Carrier, à la donation Lannelongue, à l’École du Louvre, dans les ateliers de la Ville de Paris, dans une infinité de cours du soir et de conférences gratuites, de forums dans les écoles et de débats dans les librairies.

Il était la madone des rombières. Des nuées de vieilles éblouies et d’étudiantes un peu revêches ont été endoctrinées. Même à moi, il détaillait mes propres œuvres, emporté par son élan pédagogique. Il tonnait contre Picasso. Je peignais des paysages quand il se sentait en veine d’écrire sur l’art du paysage, je m’inspirais d’Ingres quand il avait inscrit « les portraits d’Ingres » à son programme du trimestre. Et dans Le Soir, il me comparait à Ingres dans une grande double page. Ses articles n’étaient qu’un cri d’amour. Je le méprisais, il le sentait, mais je le rendais célèbre, je l’enrichissais. Je lui étais indispensable — autant qu’il l’était lui, pour ma cause. Il me doit d’abord ses meilleurs livres. Je lui dois mes meilleures critiques et quelques-unes de mes meilleures ventes. Il aurait voulu plus. J’ai préféré me laisser désirer. M’aimait-il d’ailleurs ? Au début, sans doute, mais ensuite je n’ai été que la pièce maîtresse dans le jeu de sa rivalité minable avec ses collègues — il était mon champion décidé à faire bisquer le champion de Matisse et celui de Picasso — qui seraient toujours plus lus et mieux en cours que lui. Mes œuvres, il s’en moquait, il fallait que son pouvoir soit aussi grand que celui de ces quelques éternels rivaux. Cela se mesurait en places dans les jurys (concours d’entrée de l’école des beaux-arts, prix du Livre d’art du mois de mai, attribution de la commande pour le plafond de tel théâtre…), en nombre d’articles parus, en ventes de livres, en présence à la radio puis à la télévision. Il serait mort plutôt que de n’avoir pas ses vingt minutes si son collègue matissien avait tenu le crachoir la semaine d’avant, fût-ce à une heure du matin. Pour passer à l’antenne, il relançait, téléphonait, faisait jouer ses relations, se plaçait sur le passage du directeur de chaîne à l’heure du déjeuner. La servilité et l’ambition de ce pauvre Rex m’ont fait autant de bien que son amour. Il ne défendait pas une idée de l’art, il ne s’est jamais demandé s’il appréciait ce que je faisais, il n’était pas non plus foncièrement vénal, c’était juste un brave intrigant, comme il s’en rencontre en tout milieu. Ma chance, ce fut de le trouver à ma dévotion, prêt à marcher sur tout le monde avec mes armes à la main. Mon œuvre existait sous sa plume, j’avais le sentiment de me comprendre. Delacroix a été défendu par Baudelaire, Manet par Zola, moi je n’aurai eu que ce pauvre Rex, mais il a déployé une telle énergie, un tel carriérisme, une telle ténacité, qu’il est aujourd’hui au plus haut et moi avec lui. Baudelaire est mort comme un clochard et Zola intoxiqué par ceux qui le traitaient de paria et de métèque — Rex, lui, est florissant. Moi, je vais triompher, mes cent ans seront le couronnement de notre travail.

Imaginons qu’un jour il se révolte et reporte contre moi toute cette hargne avec laquelle il écrit ses livres sur l’art contemporain, si drôles, si bien faits, qui écorniflent mes rivaux et creusent, en négatif, le moule de mon monument. Invraisemblable. Rex ne mordra pas son maître. Sa biographie de moi est son chef-d’œuvre. Il en a besoin, s’il veut que je le pousse encore. Je lui dois beaucoup, chère vieille folle, mais je ne le crois pas dangereux. Je crains plus la chèvre ou le marquis de l’Aiguille.

Si je meurs assassiné, je crois qu’on a déjà une jolie petite liste de suspects — dont aucun n’a intérêt à me faire mourir tout de suite. Encore un an ou deux.

J’adore relire la prose de Rex. Au pied. Fais le beau. À haute voix. Il invente tout. Virgile aussi l’aime bien, c’est son parrain. Il m’a transformé en héros de cinéma. J’ai dû faire deux voyages durant ces années noires et rapporter la série de cartoline que j’ai toujours. Bon, c’est vrai, j’ai bien aimé Piero della Francesca, mais je n’en ai pas fait un fromage ; Giotto m’assomme à la longue, mais c’est tout de même mieux pour un génie de s’inspirer de Giotto que d’avoir suivi les cours de coloriage de Maurice Lebourg. Et les surréalistes ? Je me demande bien ce que Breton et sa bande auraient pensé de moi si j’avais fait un peu plus que les entr’apercevoir. Mais peu importe. Le papier ne refuse pas l’encre, dit Jacques en feuilletant les journaux, qu’il lit avant moi en cachette.

Autant que je m’en souvienne, je n’ai jamais été exalté ni audacieux. Enfant, j’avais peur de mon chat, je ne disais jamais ma prière, je comptais les pièces de mon argent de poche que je ne dépensais jamais. J’aimais mes parents de manière banale et sans exaltation non plus. Je n’avais pas conscience d’être fils unique et l’idée que l’on pût avoir des frères et sœurs ne m’est venue que très tard.