Que s’est-il passé ? Que de chemin pour parvenir à cette statue du Commandeur, incarnation de la morgue et de la grandeur d’âme à laquelle je me suis identifié. Rex n’a pas tout fait seul. Il m’a fallu Manette ; une galerie, c’est essentiel, et des collectionneurs, et la presse. Je me suis relativement bien passé du public, à la différence des autres grands, plus faciles d’accès, Picasso et Matisse que les gens aimaient — j’en fus un peu jaloux, cela ne dura pas. Je vendais aussi cher — et j’avais la sympathie de Picasso, l’amitié de Matisse, la haine recuite des autres seconds couteaux qui me voyaient me détacher du lot —, cela satisfaisait plus ma vanité que des milliers d’adorateurs incultes.
Un message de l’Aiguille, laissé à Jacques, m’informe qu’il sera là demain à dix heures. Je me demande ce qu’il peut avoir de si urgent à me dire de vive voix. Je m’en moque. Je ne veux pas le voir.
J’ai assez fait patienter mes deux persécutrices. J’en ai assez d’attendre que mon cher fils veuille bien se manifester. Je vais faire entrer la première. Je me sens mieux qu’il y a une heure. Je suis Dioclétien au cirque. Je regarde s’avancer les deux petites chrétiennes. Je fredonne, en les regardant mourir, le cantique qui expire sur leurs chastes lèvres. C’est un régal.
CHAPITRE 5.
Livré aux chiennes
Ça ne s’est pas bien passé du tout. Les garces. J’abandonne la statue de marbre pour écrire un peu, avant d’oublier, ce qu’elles viennent de me faire, les petites saletés. Elles s’étaient donné le mot.
Le comte de Gossec-Bokram a reçu. Jacques s’est incliné sur le passage de ces dames, l’une puis l’autre, en ouvrant la double porte en chêne sculpté.
Les boiseries signées Tournemire ont brillé sans bruit. Ocre et paille, avec des reflets d’un beau rouge. J’étais satisfait. Le bonheur de voir ces travaux d’artisans du XVIIIe siècle, cet art merveilleux, cette émotion bien cirée, ces ciselures nerveuses, un peu dissymétriques. Le bois fouetté, avec ses nerfs, ses nœuds, ses saillies réchampies et détourées. C’est assez rare que des boiseries soient estampillées, sauf si, comme c’est le cas ici, elles ont été exécutées en même temps que les meubles. Je peux en parler pendant des heures. Des meubles que j’ai aussi, un grand canapé et huit chaises — dont une fausse, que j’ai fait refaire à l’identique pour compléter la série, mais personne ne le sait. Je domine ma vie, ma maison, mes objets. Je ne tolérerai pas un grain de sable dans ces mécaniques.
Elles attaquent comme des hyènes. Elles veulent ma peau. Ma vieille peau lustrée comme un portulan, tendue comme un tambour entre les côtes, fripée dans le cou et aux cuisses. Elles vont faire du scandale au lieu de se contenter, comme d’habitude, de l’histoire sacrée d’un vieillard qui ne tremble pas, l’un des plus respectables du siècle passé, monument historique qui loge dans un monument historique.
Ici, mesdemoiselles, car je sais que vous êtes filles l’une et l’autre, ou peu s’en faut, Manette me l’a dit, dans cette grange aux dîmes, figurez-vous que j’ai accueilli vingt-huit chefs d’État, cinquante philosophes au moins, huit prix Nobel, mes chers confrères académiciens, même les moins déplaçables, Ricky Martin et Mireille Mathieu, la Terre entière. Quand j’aurai fini de barbouiller le chemin de croix de Saint-Pierre de Rome, j’inviterai le pape. Vous verrez, il viendra, Elle, Sa Sainteté ; ma grange prendra des airs de Sixtine coquine. L’œil pontifical, c’est le jugement ultime pour les maîtres de l’art. Et déjà, le roi d’Espagne, quand j’ai fait son portrait à la Zarzuela, s’est cru obligé de ramasser mon pinceau. J’avais accepté de me déplacer. Un de leurs trucs de famille depuis que Charles Quint a fait le coup au vieux Titien, l’autre « centenaire » de l’histoire de l’art. J’ai deux œuvres, un paysage et une installation, au musée Reina Sofia de Madrid. Ce sont des dépôts. Elles appartiendront au peuple espagnol après ma mort. Parfois, je rêve de me laisser pousser une longue barbe blanche et de m’endormir pour toujours, dans un dernier spasme de snobisme, comme on le voit sur le petit tableau d’Ingres qui fut si célèbre dans les écoles au XIXe siècle, dans les bras de François Ier — le roi qui fit bâtir Cérisoles-sur-Loire afin que je puisse y finir mes jours au commencement du XXIe siècle, entre le pape et le roi d’Espagne, mes vieux potes…
La chevauchée des Walkyries. Rien de mes rêves de grandeur ne semble avoir touché les deux pécores. Elles en ont pris l’habitude. Elles se sont vaccinées contre l’horreur sacrée qui saisit tout visiteur de bonne foi à l’entrée de ma grange. Même la grande Manette Homberger, venue de Paris pour cet entretien de routine, n’en revenait pas. Je l’ai gardée à dîner pour élaborer une défense. Elle était un peu contrariée de ne pas rejoindre son coureur automobile qui tournicote au Mans. Mais je ne lui ai pas laissé le choix, Pierre n’a qu’à venir, on ajoutera un couvert. En fait, je crois que Pierre a peur de moi, malgré les millions qu’il gagne en risquant sa vie.
Je regarde si des tueurs ne sont pas cachés dans les plis des rideaux, dans les ciels des lits à baldaquins. Je veux désormais que Jacques goûte devant moi les plats que l’on m’apporte. J’ai peur de voir le vent changer. On envoie à Nahoum des scènes de crime qui la terrifient. Je sais que l’on veut me faire peur, ressusciter des pages oubliées de mon passé, me faire mourir des maladies dont j’ai guéri. J’arrête de noter mes souvenirs pour écrire ce qui se passe — si jamais j’avais du mal à reconstituer ce qui se trame. Deux ou trois coulées de lave font-elles un volcan ? C’est ainsi que naissent les archipels sur la mer et que meurent les cités corrompues.
Rien n’est clair dans mon esprit. Sauf la haine que j’ai pour elles. Et ma souffrance. C’est moi qui explose, c’est moi le volcan, celui qui doit les ensevelir sous la cendre et les scories rouges qui portent l’incendie. Je relirai L’Art de la guerre une fois avant de mourir. Pour me préparer à ce qui vient après. Je résume les attaques des deux filles pour lester d’arguments des réponses par écrit. En lisant ses réponses, on est moins exposé à l’emportement ou à la pitié, on ne regarde pas le visage de l’interlocuteur, on ne dit que ce que l’on veut dire. J’aurais fait un bon avocat si j’avais voulu. Et un pas trop mauvais flic.
Numéro un. Idric. Blonde parfaite, bronzage d’institut et arrogance d’instit, voix assurée comme une rédactrice de mode ou une attachée de presse de maison de couture (toutes celles que Nahoum fuyait et qu’elle imite si bien), je chiffre mentalement ce qu’elle a sur elle : sac à main, chaussures, tailleur, bracelets-joncs, carnet, agenda, enregistreur miniature, collier fantaisie, deux jolies bagues, alliance alors qu’elle n’est pas mariée, stylo ancien de collection, montre sport. Je me dispose à lui demander quelle part du budget du ministère du Commerce extérieur elle totalise. Je rate mon effet. Elle tire la première. La peste que j’avais vidée pour idiotie manifeste et constatée (par vingt-huit mille lecteurs chaque semaine) me sort la photographie de mon père en uniforme de ligueur. Elle l’a trouvée aux archives de Zagreb, il ne manque plus qu’Adolf Hitler enfant au second plan, ou Staline en layette lui tendant la main, et ce serait parfait. Je m’étouffe, pas préparé pour la riposte.