Выбрать главу

Ensuite, elle me brandit Virgile à poil dans une boîte qui n’a pas l’air d’être le bar à vin de la place de l’Estrapade. Il est assez mignon et bien gaulé mon fils, je ne savais pas qu’il avait un petit tatouage sur la fesse gauche, une dague pointue, stylisée, en perspective ; deux filles, à côté, épanouies, filiformes et bronzées elles aussi comme il faut, croustillantes, et le mec, rasé et percé au sein gauche, qui fait le quatrième, s’intéresse plus à lui qu’à elles. Sur une autre photo, on ne voit que les deux garçons, je détourne les yeux. Puis une autre image, mon fils donne cette fois des gages d’hétérosexualité, ce qui me rassure un peu. Les jeunes essayent tout et n’importe quoi. Je lui rends le paquet de clichés sans feuilleter plus avant. La nullasse mentionne bien sûr qu’elle ne fera aucun usage de photos pareilles. Le journal les a achetées à un diffuseur espagnol pour me donner les négatifs. Trop bons.

Je remercierai Samy Fournier, le rédacteur en chef, je vais l’appeler exprès, « C’est Gossec », il en bafouillera d’émotion. Il faut toujours appeler soi-même les gros poissons du journalisme, leur montrer comme on tient à eux. J’en profiterai pour me montrer père avant tout, angoissé, humain trop humain. Lui a un fils qui va mourir, il me comprendra. Je lui enverrai un petit dessin, j’ai souvent fait comme ça dans le passé et ne m’en suis pas trop mal trouvé. La sotte ignore tout cela, et les partouzes de son patron, que je tiens par la barbichette. Le grand Samy Fournier, reporter au Vietnam, collectionneur d’art contemporain, photographe de mode et de guerre dont les mémoires ont été traduits en vingt langues. Mais la vipère m’interroge sur mon fils et la drogue, mes inquiétudes de père, mes deux aînés, petite punaise, pourquoi je ne les vois plus, pourquoi aucun n’a d’enfant, leur entente avec ma femme actuelle. Un loup. Pourquoi Nahoum n’est pas à la maison aujourd’hui, elle lui aurait volontiers posé quelques questions. Je hurle et une voix me dit de ne pas l’éconduire. Je domine. Je dois répondre, tout contrôler, sinon le monument va déraper, le château foncer vers les douves.

Seconde furie lancée ce soir contre moi, après la peste, la chèvre : l’érudite belge en tailleur beige, qui sort de sa valise les ektachromes du catalogue raisonné. Elle les dispose sur la table comme des arcanes de tarot. Ma table en vernis Martin — sur laquelle elle a installé sans aucun égard sa planche électrique portative, accessoire indispensable de cette James Bond féminine et qui doit l’encombrer dans les trains. Je n’ai d’abord pas vu ce qu’elle voulait faire. J’ai branché la table lumineuse pour lui montrer que je me baisse encore comme un vrai sportif. Elle m’a balancé d’un coup trois tableaux jamais vus.

Une torpille. Deux paysages anodins, qui ne sont pas de moi, mais très bien imités. Un autre tableau, que je n’ai pas peint non plus. Un grand tableau aussi impossible à voir que le cadavre de cette enfant torturée dans ma « chambre-poubelle ». Ce tableau, mon tableau ? Comment ne pas douter, un peu ?

Reprenons les attaques dans l’ordre.

Premier dragon : la pauvre fille, elle n’a rien vu d’essentiel, elle apporte de l’eau à mon moulin, pour citer le regretté Mustapha Djerbi, prix Nobel de littérature. Un dragon qui pisse. De l’acide en jet chaud. Si elle avait mis en cause les œuvres, c’était grave, mais aucun critique sérieux n’ose plus, depuis vingt ans ou peut-être trente, dénoncer mes œuvres. Dire que ce n’est pas génial. Les vieux critiques, ceux des années quarante, sont morts, et le bruit de leurs papiers ne parvient plus jusqu’aux incultes oreilles des spécialistes actuels. J’ai dix thèses universitaires faites sur moi, à lancer comme des chars d’assaut si l’on attaque la citadelle de mon œuvre. Mon œuvre, dont la seconde idiote fait le « catalogue raisonné », pauvre vieille fille putride. Qu’elle attaque ma vie, tant mieux : plus on parlera de scandale, pour peu que j’apparaisse seul et malheureux, figé dans mon destin, créateur contre un père barbare et crypto-prénazi, une mère insignifiante et dévote — il faut préserver cette image envers et contre tout, je lui dois bien cela —, un fils drogué comme tous les fils et assez bêtement jet-set pour faire rêver la haute shampouinerie parisienne, plus mon histoire se développera dans le sens qui lui est naturel. Mon poil luit, elle le brosse. Mauvais père, mauvais fils, trahi, suspect, compromis, torturé. Seul : autant de brevets de génie, et j’en ai besoin plus que jamais pour lutter contre Dragon femelle n° 2. Que le fumier de ces articles soit déposé au pied des tours de ces thèses d’université, soutenues au Japon, aux États-Unis, même en Inde — ce que je rappelle à chaque fois. Le mal qu’elle croit me faire me fortifie. Idric est diablement bête.

La seconde toupie lancée en vrille contre moi est plus inquiétante.

Les tableaux qu’elle sort sont mauvais, déséquilibrés, les couleurs un peu fausses et désaccordées. Je ne reconnais pas mes phrases, mon rythme, mon accent, même si c’est bien mon vocabulaire. Je retiens ma voix :

« Ces tableaux ont un point commun : non seulement je ne les ai jamais faits, mais je ne les ai jamais vus. Je ne suis pas encore totalement alzheimerisé : je me souviens de ce que j’ai dessiné, chaque trait de fusain, chaque coup de pinceau me coûte tellement, et jamais je n’ai produit ceux-là. Je le dit. Je le redirai. Si vous les mettez dans votre livre, ce livre se fera sans moi, sans mon accord, sans mon aval, sans les reproductions des œuvres dont je possède les droits. »

La chèvre belge n’en croit rien. Elle glapit. Elle a regardé les coutures des toiles, celles que je faisais venir de Tolède, fait analyser la poussière des traits à la mine de plomb qui restent par endroits, vestiges du dessin préparatoire, les rehauts au pastel rouge cru, les pigments ; ce sont bien ceux du marchand de couleurs d’Orvieto où je me fournissais à cette époque. Une fabrication artisanale, avec de l’acide je-ne-sais-quoi comme liant, ce qui assure un vieillissement parfait de la couleur. J’avais bien vu qu’elle était aussi spécialiste en acide. Nous n’étions pas beaucoup à le savoir, c’était les vieux trucs de Maurice Lebourg, l’artiste impeccable. J’avais donné les recettes au signor Bruschino de la place Manfredi à Orvieto, il ne travaillait que pour moi. En plus, c’est parfaitement mon trait, ma manière et le marchand de Washington qui possède les toiles est hors de soupçon. Simplement il ne veut pas dire à qui il a acheté ces horreurs.

« Je déclare, je répète, enregistrez-le, que je ne reconnaîtrai pas cette série. Vous n’allez tout de même pas croire, et faire croire, que j’ai pu peindre un tableau où l’on voit une petite fille se faire violer. Sortez. »

Elle reprend ses photos et fait comme si elle allait partir. Voilà ce que j’attendais. L’office de décembre manqué, la parution à l’eau. Ma mesquinerie est comblée. Mais sur le fond, je suis inquiet, Manette aussi. Si un faussaire est au travail et a compris comment faire, il n’y a pas de raison qu’il s’arrête.

Je contrôle les cours. C’est Manette qui est mon principal vendeur pour les toiles. Elle ne sait pas comment débuter l’enquête. Elle veut aller à Washington. Je vais appeler Rex — le clébard fidèle rédige la préface générale du catalogue —, il a peut-être entendu parler de quelque chose. Si ça continue, on va voir apparaître des toiles de plus en plus ignobles. On va me doter d’une œuvre pornographique et pédophile. Je n’y pourrai rien. Tout le monde sait, dans le milieu, que le « catalogue raisonné » doit paraître. Une fois que j’aurai donné le bon à tirer, ce sera fini. Les œuvres oubliées ne paraîtraient qu’en annexe, au moment de l’éventuelle réimpression, d’où une décote évidente. Pour que les tableaux flambent après ma mort, ce qui ne va pas tarder, il faut qu’on les trouve dans le livre paru de mon vivant. Ils ont donc encore quinze jours-trois semaines pour sortir du bois. Je vais appeler personnellement la dizaine de grands marchands susceptibles de vendre un Gossec aujourd’hui, histoire de savoir si on ne leur a rien proposé ces derniers temps. La liste que j’ai trouvée dans les papiers de Virgile, tiens donc. Puis je ferai appeler par le patron des assurances Bata-Via, il m’aime bien, il fera ça pour moi : « Je veux un Gossec, important, avec un vrai sujet fort, pas un paysage, une scène, trouvez m’en un à n’importe quel prix. » Comme il vient d’acheter le Château-Haut-Moulin-des-Galettes, et que tous les journaux d’affaires en ont parlé, je n’aurai plus qu’à attendre tranquillement la réponse. Le cher vieux Charles Bata, né à Montceau-les-Mines — bienfaiteur du Louvre, avec son nom gravé sur la plaque, à côté des entreprises japonaises —, qui ne peut pas s’empêcher de m’appeler « mon cher comte ». Brave cruche.