Tout cela ne serait rien. Je veux me battre. Les faussaires composent aussi un bon fumier, ils font ma publicité, ils forment le goût des gens. Je les balaye d’un revers de main. Plus embêtant : cette peinture techniquement assez mauvaise, d’une facture approximative, mal composée, m’inquiète.
La scène représentée me détruira. Le personnage de gauche a exactement l’attitude de celui que j’avais peint, pour moi seul, dans une nuit de folie — mais la fille n’était pas comme cela, sous lui, elle le provoquait à l’autre bout de la toile. Et lui, je l’avais représenté complètement habillé. Elle seule était nue. Et le couteau, posé sur la table entre eux. Et le décor du fond, c’est encore celui de la « chambre-poubelle ».
Un homme adulte avec une fillette. Si l’on commence à me sortir des histoires de pédophilie, à mon âge, à moi qui suis plus respectable qu’un archevêque — justement, lance Manette, le clergé, belle référence. Elle se ressert de fromage. Nous faisons elle et moi le bilan de cette première journée de guerre.
Je l’ai expliqué posément à la chèvre savante : il est impossible que ces trois tableaux puissent m’être attribués. Manette, chignon impeccable, lunettes sales, en convient, avec un sourire doucereux de bonne sœur qui en a vu quelques-unes, des petites pensionnaires à leur toilette — car nul ne parle jamais de la pédophilie lesbienne, pourtant si répandue en tout temps. Mais son sourire s’est figé : Nitouche la Belge pense qu’il s’agit d’une série cohérente, achetée à la même personne, et que sortir ces trois images salaces, ou artistiquement nulles, du catalogue revient à désattribuer toute une série de tableaux de cette époque. Je triomphe. Vous voyez bien que ce n’est pas mon style, ce sont mes personnages, mes tics, mais ce n’est pas composé. Voilà comment on reconnaît un faux : tous les détails peuvent correspondre, mais l’idée générale ne peut pas être de l’artiste. Elle ne me laisse pas le temps d’achever. Elle me demande si je puis vraiment me souvenir de quelques toiles peut-être faites en une nuit, après un dîner bien arrosé à Montparnasse il y a quarante ans. Manette me semble vraiment laide : comment fait Pierre, son jeune amant, est-ce qu’elle le paye ? Mais il a lui-même la réputation de gagner des fortunes. Est-ce qu’elle serait encore plus riche que tout le monde ? Depuis le temps qu’elle me vend. Ou alors c’est lui qui est pervers. Il faudra que je les invite ensemble à passer quelques jours, pour en avoir le cœur net. On leur collera une petite caméra dans la tringle à rideaux.
Je raconte à Manette la fin de l’entretien avec Dieulafoi. Je l’ai pris de haut : je me souviens du moindre trait sorti de ma main depuis que j’ai appris à dessiner, je me souviens de toutes les œuvres que j’ai aimées dans les musées. Je commence à lui réciter le catalogue de la pinacothèque d’Empoli en Toscane. Elle m’arrête, croit que je délire, revient à la charge. Je comprends que si elle est butée à ce point c’est que l’on a dû user envers elle d’arguments très convaincants pour qu’elle me fasse reconnaître ces trois enfants qui ne sont pas de moi. Je fais le sénile. Je la raccompagne. Je lis dans ses yeux : elle pense que je sais que les tableaux sont vrais, mais inacceptables. Elle pense sans doute que j’ai peur, peur que cette immondice, dans le livre, n’infeste mon œuvre. Je n’arrive pas à la convaincre. « Plusieurs témoignages confirment que vous avez fait, après la guerre, un tableau un peu bizarre, que vous avez voulu cacher, que Rex lui-même n’a jamais vu. Est-ce faux ? Je crois simplement que ce tableau réapparaît. Vous devriez avoir la simplicité de le reconnaître. »
D’un coup, je sens l’odeur de la mer. Ma Méditerranée. J’ai envie de partir. De tout quitter. J’entends le rythme des phrases que j’aime dans les tragédies de Racine. Et je dois continuer, à cent ans, à faire la guerre à ce monstre. Je joue gros. Je me rends compte que je risque de tout perdre. Manette, à table, sent la catastrophe et prend du café avant le dessert.
Je sais que ces tableaux n’ont pas été faits par moi. Plus je démens, plus la Dieulafoi doit se dire qu’elle comprend trop bien pourquoi je nie. Je me trouble, pour la première fois devant elle. « Penseriez-vous que pour le plaisir sot d’ajouter un peu de soufre à ma carrière je fusse prêt à jouer mon humanité ? » Le mot la surprend. Je pense, sans le dire : « Sacrifier ma postérité, brûler mes vaisseaux. » Je me souviens des déclarations de don José Salamango, l’abbé des pauvres, à Lima, canonisé de son vivant par la planète entière, le cher homme que j’avais rencontré une année à Ascot, et qui, une semaine avant sa mort, ruine ses chances en déclarant que le pape n’est jamais infaillible et que l’Église se trompe quand elle promet le Paradis. Suprême élégance de certains vieillards. Peut-être que lui, le vrai Paradis lui suffisait et qu’il n’avait pas grand-chose à faire de la canonisation par ses pairs. C’est le vrai saint, celui qui se grille lui-même à la fin.
Je ne saurais en dire autant. Je suis mort, mort à jamais. Je dois éviter que la chèvre accepte ces toiles. Que Nahoum les voie. Qu’elles sortent un jour après ma disparition. Je dois empêcher que celui qui les a faites, et qui sait si bien s’y prendre, en produise d’autres. Je dois savoir qui est derrière cela : faire de l’argent d’abord, me flinguer ensuite dans les médias, ou me faire chanter maintenant. Je vais finir comme Marc Dutroux ou M. l’abbé Vadeboncœur. Et Picasso ? On les a bien regardés, ses tableaux érotiques ? On a cherché l’âge des filles ? Il pouvait tout se permettre. Je garde les doubles des clichés pour les faire scanner et agrandir. Je ne peux pas m’empêcher, malgré moi, d’avoir quelques tableaux du passé qui me reviennent, quelques souvenirs d’il y a quarante ans, que ces fausses images arrivent à ressusciter. Comme si je les avais déjà vues, ou plutôt comme si je sentais confusément le poids de la main qui les a tracées.
« Vous avez raison, me dit Manette, enfin, il est évident que ces trois tableaux sont à rejeter absolument. C’est Dieulafoi qui doit sauter. J’appelle demain le directeur de Continental. Et on fait sortir le livre le plus vite possible. Si ça sort ailleurs, vous aurez toute l’autorité pour démentir. »
Je me tais.
Un horrible soupçon me vient : si c’est ce que je pense, c’est grave, mais j’ai le pouvoir de tout faire cesser immédiatement. Je n’en dirai rien à personne. Il s’agira d’une mission de confiance que je ne peux confier qu’à moi-même, au grand vieillard oublieux et infatué que je suis aujourd’hui devenu. Si j’avais à peindre trois faux Gossec de 1967, je crois que je saurais exactement comment faire, et où aller.
Oublions. Je pensais que Virgile avait fini par se signaler. Jacques me dit qu’il ne comptait pas revenir avant la semaine prochaine. Il l’a eu au téléphone pendant que je recevais mes visiteuses. Virgile lui a expliqué qu’il avait des amis à dîner, deux ou trois peut-être, des intimes, mais que si c’était une demande expresse de son père, il rentrerait demain. Tout me porte à l’aimer, mon petit Virgile, comme je n’ai jamais aimé les autres. C’est le fils que mon père aurait voulu avoir et que je n’ai pas su être.