Joueur, flambeur, riche et drôle, Virgile est celui que je préfère, en fait le seul que j’aime, le seul que j’ai un peu pris le temps, sinon d’élever, du moins de connaître. J’exposerai un jour tous les portraits que j’ai faits à chacun de ses anniversaires, mon pauvre petit Titus-Virgile. Ces portraits qu’il déteste et qui m’ont donné tant de peine. Virgile est ma seule réussite, mal dans sa peau et dans ses rêves : ce ne sont pas les siens, ce sont ceux de son grand-père qu’il n’a pas connu, et dont il risque, depuis ce soir, de découvrir la photo avec brassard noir et deux décorations un peu floues dans les magazines. En attendant, le papier glacé ne déplaît pas à mon enfant, m’as-tu-vu comme son père, insouciant, souriant aux paparazzi qui, je le crains, ne le traquent pas encore assez à son goût. Je rêve pour lui d’un mariage heureux, d’une petite famille simple, d’un talent quelconque, mais qui lui appartiendrait.
Je me souviens, quand il avait huit ans et qu’il avait voulu, dans l’atelier, commencer à dessiner : ma colère, je lui hurlais à la gueule que s’il continuait je lui couperai les doigts avec les petits ciseaux de la salle de bains. Il a pleuré trois jours. Il n’a plus jamais touché un crayon. Maintenant, il dépense mon argent, je lui en donne de plus en plus, peut-être que je le torture mieux ainsi. Je ne sais pas s’il a compris à quel point je l’aime, mon petit espoir. Il a les yeux de sa mère, le physique qu’il m’aurait plu d’avoir à son âge.
Virgile a deux frères, nés de mon premier mariage. Sans postérité. Des idiots, presque débiles, le visage de cadavre de leur mère, ma plate Eugénie qui me plaisait quand je voulais entrer dans le grand monde. Et les deux bébés de Nahoum. Ça fera une jolie succession, avec arbre généalogique dépliant en pages centrales de Paris Flash. Deux avocats, un commissaire-priseur, un conseiller juridique travaillent déjà. Mes trois « épouses », Eugénie la bégueule aux cinq cents millions, Isabelle la folle, mère de Virgile, et Nahoum, « la plus belle femme du monde ». Je suis allé à la rédaction voir la maquette de ma viande froide. Aucune erreur dans les légendes des photos, leur documentation est bien faite. Je me souviens de la naissance du premier. Par snobisme pur, sa mère l’avait prénommé Galéas, comme dans les romans de Mauriac que ma chère Eugénie n’avait pas dû lire. Eugénie m’avait tout apporté. Au petit émigré croate sans le sou, sans diplôme et surtout sans grand talent elle avait donné ce qu’elle avait reçu. Un père fortuné, une enfance heureuse, l’implantation parisienne de sa famille, trois immeubles, un pâté de maison entier rue de Lille. Mes beaux-parents connaissaient « tout le monde » et m’ont tiré des Beaux-Arts. Ils m’ont fait dîner avec Matisse et Bonnard. Je ne leur en ai jamais eu aucune reconnaissance. Ils ont été odieux. Ils sont venus ensuite, après le divorce, me demander des tableaux. Les minables, ils n’étaient plus assez riches pour me les acheter. Mais je crois que derrière mon dos, mes deux porcelets imbéciles de grands fils leur en ont refilé pour qu’ils puissent parader dans leur salon gris et blanc, tout en fauteuils médaillons Louis XVI comme il faut, avec vitrine à porcelaines. « Eugénie était si malheureuse. Lui, nous l’aimions bien, nous l’avions adopté tout de suite, il a tellement de talent. Il nous racontait l’histoire incroyable de sa famille, vous savez ces Croates qui commandaient déjà des régiments français sous Louis XIV. Enfin, nous n’avions pas élevé Eugénie pour être la femme d’un génie. Le génie, il faut vivre avec au quotidien. » J’entends d’ici ma vieille rosse de belle-mère, morte et décomposée depuis des lustres, quand elle glissait des expressions « jeunes » dans la logorrhée qu’elle déversait d’habitude sur les pots de fleurs qu’elle invitait à ses brunchs.
J’ai été blessé. Je crois avoir compris. Il faudrait que j’aille voir à Magnac et à Paris.
On me donne avec le courrier du matin, que Jacques dépose sur un petit plateau en céramique bleue qui me vient de ma mère, l’article de Cosmogonie, intéressante pièce à verser au dossier de mes mises en scène à succès. Tout ce théâtre m’amuse encore, à mon âge.
Je ne sais toujours pas qui cherche à faire peur à ma tendre Nahoum. Pourquoi ces événements se produisent-ils tous en même temps ? Je n’aime pas que les choses m’échappent. Ni penser que dans mon dos, on a déclaré ma perte. Je veux savoir qui monte ces dragons contre mon donjon.
Avant de boire le jus de fruits d’Huguette, j’ai ouvert les fenêtres vers le jardin, mon jardin clos dont j’aperçois les hauts murs. Ils disparaissent sous les vignes grimpantes et les rosiers. On dirait une enluminure médiévale, un cadre pour l’amour courtois, le repos, la musique des luths et des flûtes, les déclarations aux marches de la fontaine. Les audiences du clair de lune. Je suis sorti sur la terrasse. Chaque matin, quand il fait beau, je marche pieds nus dans la rosée, les pieds dans l’herbe, je respire, quelques pas, dans le froid et je rentre prendre ma douche. Puis je me cale dans mon fauteuil et Jacques, qui guette les bruits de la maison, apparaît avec le courrier et les journaux. J’aime bien quand, dans les pages sur les gens du monde ou sur les expositions, je trouve une petite sucrerie me concernant. C’est exactement comme lorsque mes pieds sentent l’herbe, la terre, le froid des gouttelettes du matin, que je respire l’odeur des champs et que le vent m’apporte le parfum de mes roses, avec un rayon de soleil en plus, qui n’est pas rare en Touraine. Je déplie le journal, je ne le lis pas vraiment en entier, je survole l’article, je prends ma loupe pour les photos et je grignote une phrase ou deux pour humer le ton. Puis je commence la lecture par le début. Je m’arrête pour boire un peu de thé, je reprends. Quand c’est drôle, j’appelle Nahoum. Je ne suis pas repu de ces sottises, j’en ai été privé si longtemps. Il faudra barrer toutes ces pages, en attendant, je joue avec le risque de les écrire. Si je meurs d’un coup et qu’on les trouve, je suis fait. Il faudra faire tartiner d’autres articles, et même une biographie moins à l’eau tiède que celle de ce pauvre vieux Rex. Car on a fait sur moi une biographie, deux albums, cinq catalogues d’exposition dont un à Washington et bientôt, grâce à la chèvre douée de raison, un catalogue raisonné.
Il manque la biographie non autorisée, la plus importante, celle qu’il faut à tout prix contrôler, écrire soi-même au besoin, et, quand on a quatre-vingt-dix-neuf ans, faire sortir le plus vite possible, DE SON VIVANT. J’ai une étagère remplie de livres et d’articles et j’en ai fait faire une autre, vide, qui sera remplie par tout ce qui paraîtra après ma mort, sur moi, sur ma tombe, quand Manette engagera les premiers travaux pour que ma grange devienne un musée et cette pièce, la salle de lecture d’un centre de recherches sous haut contrôle manettien. L’article n’est pas mal. Je vais chercher le dernier album, commencé au début de l’année. Je découpe toujours moi-même, avec les ciseaux de couture de ma mère. Mais cette fois, je veux aussi recopier toute la page :
Chez la comtesse de Gossec, la mystérieuse dame de Cérisoles-sur-Loire
L’inscription sur la porte est en caractères glagolitiques, l’ancien alphabet croate, probablement l’un des plus anciens du monde. Elle intime l’ordre aux visiteurs de ne franchir le seuil qu’en silence. Derrière le lourd vantail en chêne, c’est le comte de Gossec lui-même, très simple, qui accueille notre équipe. Parfait homme du monde, cet éternel jeune homme qui sera centenaire dans quelques semaines explique que sa femme se réjouit de nous recevoir, mais quelle n’est pas prête. Il nous invite à nous asseoir. Il se souvient de notre dernière entrevue, l’an dernier (Cosmogonie, n° 813). Il nous avait alors reçus dans une autre pièce de l’immense monument historique, le château de Cérisoles qui ces derniers mois a devancé Chambord dans la liste des châteaux les plus visités de France. Pour Cérisoles, Gossec a abandonné la commanderie de Magnac, dans le Limousin, la plus belle bâtisse du plateau de Millevaches, sans doute trop associée au souvenir d’Isabelle, sa seconde épouse. Mais l’artiste nous a pris au mot, il ne nous parle pas de lui, et commence à nous raconter la vie extraordinaire de celle qui est aujourd’hui sa femme. La comtesse Nahoum de Gossec est africaine, du Niger. Elle est la mère des deux jeunes enfants de l’artiste, qui vivent ici, dans ces dépendances de l’antique demeure. « Avec elle, j’ai découvert le continent noir, nous avons tout parcouru ensemble, j’ai aussi découvert un art que je n’avais pas compris dans les musées. Avec elle, j’ai senti qu’il ne fallait rien mettre au musée, ne pas parler d’art primitif ou d’art premier, mais comprendre ces objets en les utilisant, en les laissant en Afrique, en écoutant ceux qui s’en servent ou qui les vénèrent. Ce sont des objets magiques, on rompt leur charme en les installant chez nous. » La comtesse de Gossec, qui habite désormais le palais de chasse des Valois, a été nommée l’an dernier dame d’honneur de la reine d’Espagne, dignité qui n’avait jamais été conférée à une non-ibérique. Très fière de ses nouvelles fonctions, qu’elle ne considère pas comme honorifiques, elle se rend à Madrid quelques semaines par an, organise des expositions, comme celle consacrée le mois dernier aux harpes africaines, dans les espaces rénovés du musée d’Art moderne de la capitale espagnole. Auprès d’elle, celui qui a été le plus grand artiste du XXe siècle et qui espère marquer aussi le XXIe, plus en forme que jamais, ne connaît pas la solitude. Il passe ici des jours dans la joie et le calme. L’inspiration est au rendez-vous dès que la nuit tombe et que crépitent les arbres entiers qu’il brûle dans son immense cheminée médiévale. Devant les cartes postales jaunies qui reproduisent quelques primitifs italiens, il refuse obstinément de nous parler de l’œuvre qu’il a en cours et qui se trouve dans la pièce voisine. Même pour nous, la porte ne s’ouvrira pas. Mais voici qu’apparaît la belle Nahoum de Gossec, la mystérieuse dame de Cérisoles.