Suit une page de même farine — que je renonce à copier ici, d’autant qu’elle ne me concerne pas directement —, qui fait un portrait plutôt gentil de Nahoum et montre quelques-unes des poteries qu’elle peint (exposées le mois prochain à la galerie Homberger, mais dont un exemplaire sommé d’un abat-jour rouge trône déjà sur le bureau de « la » ministre de la Culture, voir photo ci-contre). Idric fait des efforts pour se racheter, c’est bien.
Nahoum apparaît dans ma chambre. Elle m’éblouit toujours. À mon âge, avoir épousé « la plus belle femme du monde », celle qui faisait toutes les couvertures, c’est une vraie gloire. Lui avoir fait deux enfants, à un âge où les gouttes de sperme sont comptées (les jumeaux, de ce point de vue, sont avantageux), et à un âge — pour elle — où trois années représentent la moitié d’une carrière, voilà de bien grandes preuves d’amour. La vie d’un mannequin, à partir de dix-sept ans, se compte en années de chien. Il faut multiplier par sept. Les mois, les semaines, les heures. Des semaines de quarante-neuf jours. Pourquoi Nahoum m’a-t-elle aimé ?
1. Parce que j’incarne pour elle la vraie célébrité, la gloire solide. La gloire qui fait rêver ceux qui se voient en image partout — et, en prime, le mystère, le secret, l’isolement. Le monde des vraies images, pas des photos retouchées et recadrées, l’opposé de la « palette graphique ». Pour l’Américaine qui se souvient d’une mythique Afrique, j’incarne la vieille Europe.
2. Parce qu’elle était paumée, perdue, traquée, photographiée à chaque instant, parce qu’elle ne pensait qu’à ses contrats, ses grammes en trop, ses soirées payées en milliers de dollars, ses anorexies à venir, sa dépression de l’an prochain. Je lui apportais un refuge, un château fort adouci par les ornements de la Renaissance. Au point que j’ai craint, après mon mariage, pour ma tranquillité. On a commencé à nous harceler au village, à escalader la grille d’honneur. Ils ont fait une brèche, la première semaine, dans un des hauts murs du parc. J’ai voulu tonner. Mais Nahoum est plus maligne. J’ai fait croire que j’étais mourant, elle a fait une gentille déclaration à la télévision, disant que j’étais très mal et que toute la planète devait prier pour moi. Elle suppliait les journalistes de me laisser crever en silence. Ce qui ne m’a pas fait de mal. On a eu la paix. La cote des œuvres a pris quelques points. Le public pour nous, respectueux et aimant comme jamais, le vrai public, enfin, le grand public mondial. Et surtout, elle a cessé de travailler. Une sortie honorable qui a fait bisquer toutes ses copines. Elle devenait indéboulonnable, à l’âge où l’on commence à s’affaisser. Épouser un génie, mieux qu’un lord ou qu’un Rothschild : le coup du mariage de Marilyn avec Miller, comme si Brigitte Bardot s’était mise à la colle avec Roland Barthes. Les copines, bluffées. Les pétasses des agences, en désarroi, obligées de prendre des cours de rattrapage d’histoire de l’art.
On a eu toutes les couvertures, pour la dernière fois, mais vraiment toutes. Pour elle c’était un feu d’artifice qui inaugurait la deuxième partie de sa vie, celle de la mère de famille (elle a tout de suite voulu des enfants). La troisième partie, ce sera « la veuve ». Pour moi, une opération de relations publiques mondiale qui rendait verts tous mes amis artistes, et jusqu’aux grands patrons qui se sont battus pour nous avoir TOUS LES DEUX à dîner, à qui nous avons toujours dit non — quitte à en inviter quelques-uns à séjourner à Cérisoles.
Pour l’un comme pour l’autre, une excellente affaire. Des enfants superbes. Elle est sincère. Je le suis. Je suis amoureux. Je pense à elle. Je cesse un peu de penser à moi. Elle me soigne. Elle n’a pas cessé de se regarder et de se peser. C’est l’amour. Cela ne gâte rien. C’est le dernier cadeau, de taille, encore plus invraisemblable que tous les précédents, une surprise dont je n’aurais jamais osé rêver, que me fait la vie. Je me sens devenir humain. J’apporte quelque chose à quelqu’un — qui l’attend, qui l’accepte. Sentiment tout neuf. Une source d’énergie inexploitée découverte au moment où tous les puits se sont taris. Le bonheur, à cent ans, l’envie d’en vivre encore un bout tellement c’est bon. L’envie folle. Les envies de voyages, les cadeaux — et ma canne au bout de caoutchouc.
Nahoum, perdue dans un grand fauteuil comme l’Olga de Picasso, accoudée comme un portrait d’Ingres, la main sous son menton de déesse antique, écoute en souriant la lecture de ce stupide article, tissu d’inepties convenues : c’est si peu elle, cette dame d’œuvres espagnole passionnée d’art contemporain et de royalties. Comme la fille sublime qui posait sur la plage, sur des motos, en tenue sadomaso pour vendre des parfums sophistiqués, ingénue, éblouie, hiératique, enfantine, humiliée, vengeresse, cruelle. Jamais, non plus, ce n’était elle.