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Il est gentil. J’entre par effraction dans son monde, le monde de la nuit et des écrans. Il répond à une de mes admiratrices située sept fuseaux horaires plus loin. Il prépare surtout l’offensive de demain, quand mon nom fera l’actualité ; il me parle avec peu de mots, il tient le langage concret de la douleur. Mon fils est mort, il ne faut pas s’embarrasser de formules. Je le regarde me faire une petite démonstration.

Je suis en pyjama et lui en survêtement. Je le lui dit. Il rit de bon cœur. Étienne Lemoine me parle comme je lui parlerai, en empereur. Il règne. Il détient des cryptogrammes et des carrés magiques, la pierre philosophale, les secrets des bornes et des routes, les cartes des chemins parcourus dans les navigations les plus secrètes, les relevés des portes inaccessibles et des raccourcis invraisemblables. Son empire est celui des ténèbres et de la lumière, des nuages et des spectres. Il vit dans une dimension qui n’est pas la nôtre, regarde des images dont ceux de ma génération ne peuvent pas avoir l’idée. Je ne comprends pas tout de sa langue. Il oublie qu’il parle avec un centenaire. Mais il me montre des images. Nahoum raconte et j’imagine avec mes propres yeux, et mes rêves vieux de cinquante ou soixante ans. Étienne me montre. Il sait que je peins des paysages. Sur son grand écran blanc tendu contre le mur, dont il règle la luminosité pour ma rétine, il fait apparaître avec une sorte de rétroprojecteur relié à l’ordinateur, des paysages du monde entier : des vues. C’est le Canaletto du monde nouveau.

Il me donne les milliers d’yeux du monstre mythologique pour voir, en même temps, toute la surface de la Terre. En deux heures d’insomnie, ce magicien me montre, comme au jeu de la lanterne magique, des panoramas incroyables, des détails, des scènes, des visages, des vides, des plans séquences, des trajectoires, des horizons et des intérieurs, qui, pour moi, valent des œuvres d’art. Pour m’en souvenir, j’aimerais en noter quelques-uns. L’espace change, mais le temps reste le même : celui du moment où je parle. En temps réel, je vois une sonde microscopique qui entre dans le cœur d’un homme qu’on opère, dans une clinique de Floride (on ne voit rien de cette clinique, mais son nom est écrit sous l’image). Je vois un plan fixe de la grotte de Lourdes, le rocher de Massabielle dans une pénombre à la Léonard de Vinci et des rangées de chaises au premier plan : si la Vierge décide d’apparaître à nouveau, ce sera sous les yeux de milliers d’internautes qui n’en reviendront pas. On peut voir aussi la circulation dans le tunnel de Fourvière. Des carrosseries au touche à touche, taches de couleurs franches comme les casaques des jockeys dans un départ de course peint par Degas. Le métro George-V sur les Champs-Élysées, en vue plongeante, toujours dans la nuit, avec des lumières partout et des couples (adultères) qui s’embrassent. On peut voir des scènes plus chaudes (j’ai insisté pour qu’Étienne se connecte) : deux femmes au Danemark, avec des chaussures à semelles compensées, sur un canapé à grosses fleurs, une famille moyenne de l’Arkansas où le frère et la sœur sont amants et qui l’affichent aux yeux du monde, un pasteur protestant et ses deux femmes, l’une aux fourneaux, l’autre à taper sur un ordinateur les sermons du saint homme. Tous se montrent pour témoigner. Tous veulent être vus (sauf les amoureux du métro George-V, surpris, par moi, par Étienne, par 325 personnes à trois heures du matin, dont peut-être la femme ou le mari). Le chiffre de ceux qui les regardent en même temps s’affiche sur l’écran. On peut leur envoyer des messages. Pour la grotte de Lourdes, cela s’appelle automatiquement « intention de prière ». Si la Vierge se met à répondre, c’est un miracle encore plus grand. Le Christ n’apparaissait-il pas à saint François comme les artistes de son temps le représentaient ? Si la Vierge veut être vue, elle doit se montrer sur l’écran et répondre par e-mail. Puisque c’est le maître mot de mon petit maître du web. Jamais la peinture, jamais l’art n’ont permis de se représenter le monde ainsi, tel que les hommes veulent qu’on le voie — ou qu’on ne le voie pas, car malheur à celui qui entre sans le savoir dans le champ d’une de ces caméras mondiales. Jamais le spectacle n’a été aussi total et aussi biaisé. Jamais l’espionnage réciproque et la servitude volontaire n’ont été si loin. Il faut payer cher pour avoir ainsi le KGB chez soi, et la petite caméra qui surveille la maison pendant les vacances est l’œil de la planète qui ne cachera rien de notre vie future. J’espère que Nahoum sait ce qu’elle fait quand elle envoie à sa mère les films de nos enfants, et qu’elle ne se trompe pas d’adresse.

« J’étais certain que cela vous intéresserait. Je n’osais pas vous déranger.

— C’est moi qui vous dérange.

— Souvent, la nuit, je regarde au hasard, des foules d’images, comme cela, en désordre. J’aime voir les endroits où il fait soleil. »

L’ange du démon, depuis le sommet de la montagne, me montre le monde et me dit : « Je te donnerai tout ceci. »

Etienne Lemoine compose une mosaïque sur l’écran de la galerie qui sert quand on organise des points de presse. Je peux le fixer sans que mes yeux se fatiguent trop. Pêle-mêle, j’y vois Copacabana et la Tour de Londres, le divan d’un psychanalyste romain, vide, le Stade de France à Saint-Denis, vide, tandis que la grotte de Lourdes, mon image favorite, j’y reviens sans cesse, se remplit de pèlerins pour l’office du matin, avec le grand chandelier, sapin de Noël pyramidal, qui brille dans la nuit. Aucune image pieuse, aucune icône, aucune architecture baroque n’a eu la puissance de ce mur d’écrans où le vice affronte la vertu, le recueillement côtoie l’exhibition, la vie publique la vie privée, le caché le visible, le hasard la volonté. Devant ce chef-d’œuvre tout prêt, ce ready-made, j’ai envie d’apposer ma signature et la date.

« Vous avez compris, me dit Etienne triomphal. Mais vous pouvez faire mieux. »

Je me sens en confiance. Je demande à Etienne de m’aider, de m’expliquer comment il utilise cette machine de guerre de la communication.

Tentative. Je veux savoir qui a, en ce moment, de mes œuvres en vente à travers le monde. Il le sait déjà, c’est une liste qu’il met à jour toutes les semaines, et il a fait l’historique complet des cours et des ventes, ma cote, depuis deux ans. C’est deux ans auparavant que Manette l’a recruté. Il est gauche, dévoré de timidité dans la vie, très à l’aise et content de me montrer son écran. Nous passons la nuit blanche. Je lui fais le récit de ma journée, je lui raconte la chambre du crime ; je détaille pour lui la liste des suspects. Il se montre très intéressé, comme si c’était un jeu en taille réelle, un jeu de guerre avec de vrais morts, des champs de bataille, des donjons creux et des dragons à terrasser. Il a tout de suite une idée dont je ne sais pas quoi penser.

« Mieux ? Comment ?

— Vous n’êtes pas en train de vouloir faire encore des œuvres d’art.

— Je ne comprends pas.

— Je m’exprime mal. Je veux dire, en ce moment, votre préoccupation n’a plus rien à voir avec l’art. Ce que vous cherchez maintenant, c’est la vérité. Mais ce que le monde attend, toujours, malgré votre âge, pardon, malgré les circonstances, d’un personnage comme vous, c’est une œuvre d’art. Vous êtes un mythe. Le dernier grand artiste. Pour vous faire entendre, vous devez faire une œuvre. Pour connaître la vérité, vous devez créer quelque chose. Je veux dire, pour que ce soit bien compris, par votre public.

— Je me moque du public. Je veux savoir qui a tué mon fils.

— Ceux qui l’ont tué font partie de votre public. Vous devez leur faire peur. Ce ne sont pas des assassins crapuleux. Il faut que le monde entier sache que vous les pistez et que vous allez les retrouver. Vous devez même faire croire que vous les avez, ou que vous l’avez déjà trouvé. Allez-y au bluff. La justice et une œuvre d’art, vous pouvez faire les deux. La vérité peut être une œuvre elle aussi. C’est comme cela que vous pouvez faire justice vous-même, et vous moquer de la justice. Et si vous échouez, il restera une œuvre, désespérée, sublime. Je peux vous aider. L’idée est simple. »