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— Non, c’est le nom que je me suis choisi, pour jouer les hidalgos. Mon nom sonne plus français. Je vous le dirai la prochaine fois que nous nous rencontrerons, ça vous amusera.

— Pourquoi ?

— Parce que ça sent le terroir, mais peu importe. La prochaine fois… »

Je m’assieds à côté de Jacques. Sur la banquette arrière, j’ai donc le trio des derniers compagnons de débauche de la dernière nuit de Virgile. J’ai du mal à leur parler, je pense que ce sont peut-être eux les assassins. Eux se taisent, ils ne savent pas de quoi l’on peut causer avec une gloire mondiale. Ils ne savent pas non plus trouver le ton juste pour parler à un vieillard qui vient de perdre son fils de trente ans. Je me sens comme Mohammed Al Fayed après la mort de Dodi et de Diana, j’adopte une attitude de magazine pour concierges, je les mets à l’aise, je leur montre que je les tiens, que j’ai de l’argent et du pouvoir. Je téléphone devant eux au préfet de police, que je tutoie depuis un dîner chez le garde des Sceaux du précédent gouvernement. Je le leur dis. Je leur parle de Virgile, mon fils qu’ils ont connu bibliquement tous les trois, je leur raconte ses mots d’enfant, ses premiers pas, la fois où nous avons coupé ses cheveux avec Isabelle. Nous allons dans un endroit à la mode qu’ils me conseillent, le café Charbon dans le XIe arrondissement.

Les quartiers de l’est commencent à vivre. Dans cinq ans, le sinistre canal Saint-Martin sera notre petite Venise, la mairie du XIe un palais des Doges. Aussi superbe et aussi triste. Je serai mort ; dans vingt ans, les Japonais viendront dans ce café Charbon comme ils vont aujourd’hui au Flore et aux Deux Magots. Notre jeunesse les intéresse et je ne suis pas mécontent d’avoir, dans ma vieillesse, goûté au Charbon, à ses tables sombres et à ce plafond de six mètres qui éteint les conversations avec la fumée des cigarettes.

Hier dans la nuit, j’ai relu les pages de mon journal. Je prends trop la pose, je m’écoute parler. Le style est lâché, non relu, alors que je me suis promis de ne noter que ce qui arrive, le plus simplement possible. Cela ne me donnera rien de le publier. Je joue le vieux bilieux qui se venge, qui déverse des haines ridicules contre des médiocres qui n’en valent pas la peine. J’ai repris mon premier cahier : mes personnages sont trop réels, du coup ils ont l’air de caricatures, de stéréotypes. Est-ce ma faute si Dieulafoi est une vraie chèvre, au propre et au figuré et si l’inspecteur des Monuments historiques a des quilles de serin ? Est-ce moi qui ai donné au marquis de l’Aiguille une face bouffie et rouge de bon à rien de bonne famille, est-ce moi qui lui ai choisi une femme à serre-tête bleu marine ? Le monde est rempli de grotesques qui ressemblent à ce que l’on attend d’eux, de pantins qui obéissent aux règles les plus prévisibles, de Daumier qui ne trouvent pas leur Daumier, de ficelles qui ne méritent pas qu’on en détaille les mécanismes — qui fonctionnent. Je ne retirerai pas un mot. Je détruirai tout. Ce cahier a changé d’objet, mon journal de public. Ma vie a un autre sens. On ne pourra rien faire de ce nouveau cahier. Je le brûlerai un jour ou l’autre. Quand Virgile sera vengé.

Ce n’est pas mal, ce café Charbon. Noir de monde. Pas une place libre. Nous attendons. J’ai un peu de peine à tenir debout. Pablo me prend le bras, ce qui me fait frissonner. Nous nous installons. Nous commandons des cafés. Derrière la vitre, Jacques nous regarde. Il a l’air inquiet. Il est prêt à intervenir pour dégager son patron si cela tourne mal. Je sais que Jacques est toujours armé quand nous sortons. Je ne peux détacher ma pensée de l’idée que j’ai peut-être en face de moi les assassins de mon fils. Ils m’écoutent. Je crois que je les tiens. Nous continuons à parler de Virgile. Je leur demande s’ils s’intéressent à l’art. La blonde oui, mais je vois vite qu’elle se contente de lire un magazine de temps en temps.

Je me commande un gin tonic. Pablo m’accompagne avec un rhum.

« Vous buvez toujours un café avant l’alcool, monsieur ?

— Je ne sais pas, j’ai envie de boire un peu ; je suis très sobre à l’ordinaire. Tous les médecins sont des ânes et les pharmaciens des voleurs. »

J’ai deux questions à leur poser : leurs relations sexuelles en groupe avec mon fils et ce qu’ils savent de ce trafic de faux tableaux avec New York qu’il venait, le pauvre chéri, de mettre en place. Je sais qu’ils n’ont pas tout dit pendant l’interrogatoire.

Si ces deux petites intrigues sont liées à sa mort ou non. Si c’était lui qui faisait les tableaux, avec quelle aide ? Question subsidiaire : leur avait-il déjà parlé de sa mère, Isabelle, et de la commanderie de Magnac ? Je sais comment déstabiliser les jeunes de cet âge, je me crois capable de les faire avouer, de les troubler. Pour les distraire, je leur parle d’abord de la drogue. À ma grande surprise, ils ne savent presque rien, ne consomment pas et moi, toujours avec ma culture générale soixante-huitarde, j’en sais plus qu’eux. J’en ai fait plus. Pour le reste, ils m’épatent.

« C’est vrai qu’on a fumé ensemble, comme tout le monde ; la drogue c’est quand même mieux.

— Que quoi ?

— Mieux que tout ce que l’on a pu faire d’autre ensemble.

— Même l’amour ?

— Vous êtes bien indiscret.

— C’est un père qui parle de la mort de son fils. J’ai le droit de vous poser toutes les questions. Plus que la police.

— La police, on ne répondra pas. À vous, on peut dire la vérité, parce que Virgile vous admirait. Il parlait de vous. Il vous aimait. C’est lui qui nous a fait connaître vos œuvres. »

Je découvre Virgile, je découvre qu’il aurait pu s’intéresser à l’art. Je le vois avec leurs yeux. Je comprends que, pour ses amis, j’ai été « son père ». Je n’y avais jamais pensé. Je me vois pour la première fois par les yeux de mon enfant. Et je vois aussi ce cadavre que je suis allé identifier à la morgue. Je me tourne vers la plus jeune des deux filles, qui jusqu’alors n’a rien dit.

« Merci de me faire confiance. Je ne cherche pas à être indiscret. Vous étiez ses amis, vous faisiez ce que vous vouliez. Mais je veux que vous m’aidiez à comprendre, moi qui vais mourir bientôt, pourquoi lui, il est mort si vite, et comme ça.

— C’est vrai que d’habitude, la drogue, c’est mieux que le sexe. Tout le monde ne le sait pas. Mais entre nous, nous avons inventé autre chose. Cela se passait toujours chez Virgile, enfin chez vous.

— Dans quelles pièces ?

— Toujours les chambres. Il n’avait pas les clefs de votre étage, enfin, du premier, il disait que c’était votre monde, vos commodes, les salons, la salle à manger.

— Et le grenier ?

— Là où on l’a trouvé ? Il nous laissait dormir là-haut certains soirs, mais pas dans cette chambre, ce décor incroyable. La porte était toujours fermée.

— Et pour vous ?

— Moi aussi.

— Pareil. »

J’ai bien vu que le garçon, Pablo, mentait peut-être. J’ai amorcé la partie de bras de fer.

« Vous vous retrouviez souvent ?

— Oui, au moins deux fois par semaine, un peu par hasard…

— Et la première fois ?

— Vraiment par hasard.

— Par Internet, sur un site spécialisé, un peu hot, mais sympa. Pablo avait laissé une annonce, sur un chat.

— Un chat ? Je suis vieux, je ne suis pas très internaute vous savez.

— On dialogue sur l’écran, on ne sait pas avec qui, parfois on se rencontre, parfois non, pas toujours pour draguer.