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— Et l’annonce, c’était quoi ?

— C’était drôle. On a répondu tous les trois. Dialogue pendant une semaine. Puis, Virgile a envoyé une invitation. On est venus. On a commencé comme ça. C’est rare, sur les chats, quand ça colle aussi bien.

— Oui, mais l’annonce, que disait-elle ?

— Il faudrait la retrouver, j’ai gardé tout ça, dans mes favoris.

— Les favoris ?

— Oui, les sites qu’on met de côté, pour les retrouver facilement. Là, c’était quelque chose comme : cherche plans scénars pour inventer des histoires à trois ou plus. »

Je les interroge sur leurs « pratiques », en bon vieillard débonnaire et débridé qui a testé tout le Kâma-Sûtra, qui a vu passer toutes les révolutions du stupide XXe siècle. Je leur demande si c’était sexuel, en m’excusant encore une fois de mon inconvenance — qui les amuserait, si Virgile n’était pas un cadavre à la morgue. Un bien grand mot. Ils se regardent. Disent qu’ils aiment des choses un peu particulières. Je ne me suis donc pas mépris. Je leur dis que j’espère bien et que je suis certain que c’est cela qui les unissait, qui faisait d’eux trois des amis de Virgile. Ils se regardent à nouveau, c’est Pablo, le plus assuré, le théoricien de la bande, l’intello poseur de bombes, qui prend la parole :

« Vous voulez dire qu’on aime l’amour en groupe, c’est ce que vous voulez nous faire avouer ? On vous l’a dit, n’insistez pas. Et les scénars c’était pour rire en plus, pour pimenter la partouze. Vous savez, c’est bien connu, l’amour est devenu si ennuyeux qu’il faut se mettre à plusieurs pour le faire. C’est Paul Morand qui l’a dit.

— Vous lisez Morand, Pablo, vous m’étonnez.

— Oui, c’est mon écrivain préféré, pas vous ?

— Non, pas vraiment, mais je l’ai bien connu, surtout à la fin de sa vie. On en parlera une autre fois si ça vous intéresse.

— Les partouzes, on en a juste fait une ou deux, une excellente double soirée une fois.

— Une double soirée ?

— Vous ne connaissez pas le principe de la double soirée ? C’est la grande mode depuis cet hiver. On invite une trentaine de personnes, on fait un buffet, on danse un peu mais pas trop, des couples, des mariés, des pas mariés, des jeunes parents qui ont laissé les enfants à la maison, des célibataires, des belles et des moins belles, des musclés et des gringalos, des vieilles et des gigolos, tous plutôt jeunes quand même. Durant la soirée, on drague avec gentillesse, les regards se croisent. Normal. La soirée se termine tôt et sagement. Parmi les invités, un certain nombre, une grande moitié, ont reçu une seconde invitation. Ils ont le droit de revenir, mais à trois heures du matin, pour la suite de la soirée, sans paroles, sans vêtements. Il faut que ce soit très bien préparé, on peut inviter une très jolie fille et pas son mari, une nymphomane lesbienne et une mère de famille tentée par l’expérience, on peut ne pas inviter une pin-up refaite à la silicone que tout le monde aura regardée et qui aurait aimé revenir, on peut aussi être invité, allumer tout le monde et ne pas revenir. Tous les scénarios sont possibles, c’est un vrai jeu. Ce qui se passe n’est jamais ce qui a été prévu. Et le plus chaud, c’est bien sûr la première soirée, à fleurets mouchetés ; le plus cocasse, c’est que ceux qui ne sont pas invités à la seconde partie remercient toujours avec émotion, c’est drôle, ils disent tous qu’ils n’ont jamais vu une ambiance pareille. Le scénario, ça rend la partouze moins conventionnelle, ça pimente. Vous avez l’air surpris, monsieur.

— Tout ça ne me choque pas, j’ai presque cent ans, j’ai tout vu dans les années vingt, puis, une seconde fois, dans les années soixante, rien de nouveau sous le soleil. La partouze revient comme la comète de Halley, c’est cyclique. On peut refaire l’histoire : la Régence, grande période de partouzes, l’année qui a suivi la mort de Louis XV, partouzes à gogo dans tout Paris, le Directoire, âge d’or absolu, avec Barras, Mme Tallien et Joséphine de Beauharnais qui avaient eu si peur pendant la Terreur, puis 1833, après l’année du choléra, touze générale, de soulagement, la Commune de Paris, pendant le siège, les plus belles touzes du siècle avec Courbet et Louise Michel. Il faut en moyenne compter une trentaine d’années entre chaque période. On attend encore l’historien qui fera pour la partouze ce qu’Emmanuel Le Roy Ladurie a fait avec l’histoire du climat depuis l’an mil. Un vrai sujet. Et moi, je ne suis devenu fidèle à ma femme et monogame que très tard, c’est une perversion comme une autre. Je peux vous dire que ça pimente aussi.

— En réalité, poursuit Pablo, c’est le jeu qui nous plaît. Le scénario. Vous en faisiez aussi, dans les années vingt, des plans scénars avec des filles en chapeau cloche et coupe garçonne ?

— Des scénarios, vous voulez dire, des histoires que vous vous racontez ?

— Oui, des histoires, mais on ne les raconte pas, ce sont des histoires qu’il faut vivre selon les règles.

— Et vous finissez attachés, avec des fouets et des clous ?

— Option possible. Pas pour nous. Non, aucun sadomasochisme. C’est un autre truc. Les chaînes et les potences c’était bon pour l’objectivité des années soixante.

— L’objectivité ?

— Oui, le nouveau roman, tous ces trucs-là. Ou alors un livre que j’aime beaucoup, Les Choses.

— Vraiment, Pablo, vous m’épatez. Je n’aurais jamais pensé que mon fils fût capable d’avoir des amis qui lisent des livres et qui fussent si cultivés, capables de mettre en rapport leurs lectures et les grands phénomènes de société. Mais je ne crois pas du tout que Les Choses de Georges Perec aient à voir avec le sadomasochisme, même si on considère le roman du strict point de vue des ustensiles.

— Je voulais dire que les outils, les accessoires, on n’en a pas besoin. Pas de fouets, de garrots, pas de couteaux, de lacets et compagnie. Tout est psychologique, on s’intéresse aux personnages, aux histoires qui se passent, on construit des intrigues comme au bon vieux temps. Et au lieu de les lire ou de les voir, on les vit soi-même. »

Je me crispe quand il dit « pas de couteaux ». Pablo explique. J’ai bien cru qu’il allait enchaîner sur le retour du narratif dans le discours. Il préfère décomposer le processus du scénario. C’est très courant sur Internet. Ces petits passionnés d’écrans se prennent tous pour des professeurs du Collège de France. Je souris en écoutant Pablo, impeccable théoricien de la révolution nouvelle. On commence à deux. On ne sait pas qui est en face de vous, sur l’écran, on se décrit : échange de mensurations, parfois photos (des pics), de dos, sans la tête, en détails choisis, comme on échangeait des portraits en miniature au XVIIIe siècle, grande époque de mariages de raison et de circulation des images. Goûts, loisirs, projets, âge minoré de deux ans, défilé des fantasmes les plus usuels. Puis, on peut se téléphoner et, si les voix sont assez chaudes, se rencontrer : c’est la formule classique. Elle n’a, pour ces jeunes gens, aucun intérêt véritable — les histoires d’amour ne les passionnent pas. Ce ne sont pas des timides et ils ne sont pas sur l’écran pour se cacher mais pour jouer. Vivre sa vie sur Internet, c’est bon pour les anonymes et les moches. Eux sont des héros, des personnages de roman, ils vont là pour vivre les autres vies. Les vies des autres, leurs autres vies.

Une seconde méthode, c’est d’organiser la rencontre à l’avance sur le clavier, d’écrire ensemble le scénario, d’inventer des rôles et de les jouer ensuite, ensemble, à la lettre. C’est comme cela que Pablo a rencontré les deux filles. Elles voulaient un garçon qui vienne à l’improviste dans leur appartement. Il est venu réparer la chaudière. Elles ont bien aimé. Il est venu la semaine suivante faire un sondage sur les tendances des maillots de bain de l’été. Ils racontent tout cela avec un sérieux admirable. Minute par minute. Je crois qu’ils sont assez fiers. Et qu’ils n’en reviennent pas de me raconter ça à moi. Ce doit être comme emmener la reine mère d’Angleterre aux Bains-Douches ou parler de collections d’ours en peluche avec le pape.