Je ne suis qu’à moitié convaincu. Je crois que l’idée est bonne, mais je ne suis pas assez maître du sujet pour convaincre la police. Faut-il présenter l’affaire comme un coup des enquêteurs, une méthode nouvelle qui fera date dans les annales de la PJ ? Pour que cette histoire soit celle dont tout le monde parlera. La vanité des flics vaut bien celle des artistes. Je veux que ma dernière œuvre, ma prochaine œuvre, soit vue de la planète entière, je veux l’offrir au monde, je veux qu’elle soit en images et en récit, et que ce récit tienne à moi, à ma douleur, à mon amour, à ma torture, à cette violence qui m’a été faite ; je veux que cette œuvre soit le deuil que je ne peux pas faire tant il est immense et nouveau, pour moi, qui suis si vieux ; je veux que cette œuvre me force à partager mon angoisse avec le monde. Je n’aime pas l’Internet où l’on se déguise, où chacun joue un jeu de rôles.
Je dis à Parme que son soupirant, son « mari » internaute est peut-être en réalité une mère de famille de San Diego. Elle sourit : « Et moi, qui vous dis que je me sois fait aimer pour ce que je suis ? » La garce. Elle m’écoute, et les deux autres n’osent pas poser de questions. J’ai trouvé la manière de créer une œuvre unique, celle qui conclura ma vie. Eux doivent accepter d’y participer, devenir acteurs et créateurs avec moi. Pablo prend la parole, il ne voit pas très bien à quoi je veux en venir. Je parle de l’Internet où l’on se montre, où l’on donne, où l’on exhibe. Pablo dit que ce sont des idées qui auraient plu à Virgile, qu’il eût été fier de son père, à qui il reprochait de ne plus créer grand-chose, rien de moderne en tout cas. Je les écoute. Je pense à mon fils. S’ils osent dire cela, c’est qu’ils m’ont accepté et que, coupables ou innocents, je les tiens.
« Je ne peux pas, pour de multiples raisons, vous en dire plus maintenant ; mais j’enregistre l’idée que vous êtes à ma disposition. Pour la mémoire de Virgile qui était votre ami ? Rester à ma disposition, c’est plus confortable que de traiter avec la police.
— Nous sommes aussi à la disposition de la police.
— Nous irons plus vite qu’eux. Vous verrez. C’est avec mon œuvre que nous doublerons l’enquête. Nous allons prendre la planète à témoin. Démonter le meurtre aux yeux de tous. Vous allez m’aider à faire justice. Je vous expliquerai en détail, mais il me faut une bonne journée, je ne peux rien vous dire maintenant.
— Nous vous appartenons, conclut Pablo. Considérez que nous sommes les vôtres. »
Il n’a pas dit « des vôtres ». Ces trois-là voudraient-ils devenir mon ultime famille, plus dénaturée encore que les précédentes ? Je trouve que ce Pablo me ressemble un peu, qu’il réagit comme moi. J’aime d’instinct son masque de froideur, sa politesse de garçon de course. Tous trois commencent à vouloir se rendre sympathiques, ils sentent que je ne les accuse plus.
Ai-je raison ? Je n’ai rien à perdre. On m’a pris mon fils. On est en train de me prendre ma gloire, avec une grande toile obscène et horrible que je ne reconnaîtrai jamais mais qui va bientôt faire le tour du monde. Je joue quitte ou double. Je remets ma gloire en jeu — comme d’habitude, je m’empare d’une idée de quelqu’un d’autre, je hume l’air du temps, je préviens la presse et je fonce. Mes succès ont toujours été obtenus mathématiquement, de cette manière-là. Je n’ai pas d’autre issue que de rejouer, à un âge où l’on compte ses gains, où l’on donne au verbe remiser un autre sens, plus conforme à son apparence physique. Je suis un déchet, une ruine qui se dit qu’il a le temps de faire croire qu’il est encore un chantier. Je me pique moi-même, je m’enfonce dans la bouche des poignées de cachets, je prémédite mon prochain séjour dans ma petite clinique suisse. Si je ne fais rien, je m’écroule, je disparais, je meurs même, et c’est le plus atroce, avant de voir mon empire réduit à néant, mon nom sali et oublié, mon art rejeté et nié, mon escroquerie dévoilée. Un nouveau hold-up, je ne vois plus que ça. Même si c’est l’échec, à cent ans, même si je me méfie des effets de panache.
Puis ce fut l’enterrement, la rencontre avec Isabelle qui agit comme un trait de lumière. Je le dis tout de suite à Manette dans l’avion de retour. Jamais je ne reviendrai à Magnac. Je ne supporterai pas de revoir cette maison. C’est trop loin, loin de tout, isolé de Dieu et des hommes dans le plus abandonné des pays. Je vais y envoyer Manette, comme autrefois, avec une mission, aller voir l’atelier. Elle me dissuade :
« Pourquoi cela serait-il si important ? Isabelle est folle. Même si j’y vais discrètement, ce qui me paraît difficile, je n’apprendrai rien, elle refusera de me montrer l’atelier.
— Vous irez. Il le faut. J’imagine ce que l’on va trouver, l’atelier du parfait faussaire. Ensuite, il faudra qu’elle parle.
— Allez-y vous-même.
— Elle fera une scène qui me tuera. Ou elle me tuera elle-même. Fiez-vous à mon instinct, ma chère Manette. C’est à Magnac qu’il faut aller. Les trois godelureaux, on peut les garder au frais encore un peu. Mais cette maison, je vous assure, m’est interdite. Ce sont les Enfers. Si j’y vais, je n’en reviendrai pas. »
CHAPITRE 11.
Le trésor des Templiers
Au premier coup d’œil porté à la façade de la commanderie, au loin, un petit cube sur la hauteur, dans les arbres, depuis la route, je sais que rien n’a changé et que je n’échapperai pas au passé. Comme un plongeur en scaphandre, je m’apprête à entrer, à pas lourds, dans une épave. Au bout des doigts, le message d’alerte, pour qu’on me remonte au premier pépin.
Il fallait aller voir Isabelle. Manette a refusé. Je suis parti avec le seul Jacques. Jacques, avec son arme pour me protéger. Nous n’avons rien dit à la police, elle nous fait peut-être suivre. Pauvre Manette, qui a lâchement prétexté que Pierre la réclamait au rallye des Mille Lacs ou je ne sais plus où. Pendant ce temps, Etienne Lemoine effectue tous les travaux d’adaptation et de raccordement qui doivent être réalisés dans la maison de Paris ; je lui fais confiance. Dès mon retour, je laisse la police convoquer les trois jeunes, mes trois petits suspects, et leur expliquer quel rôle ils vont devoir jouer. Puis ce sera la mise en cage.
J’expliquerai à la police, ce sera sans doute moins simple, que c’est ma recherche de la vérité, mon enquête. Et puis, je ne soustrais personne à la justice, au contraire, je les enferme.
Manette, pour se dédouaner d’avoir évité la corvée de la commanderie, convoque en conférence de presse tous les journalistes artistiques des cinq continents. Si avec ça mon coupable ne se dénonce pas. Aucun piège de cette ampleur n’a jamais été tendu à un assassin. Bien sûr, nous présentons cela comme une œuvre d’art, à la fois visuelle, conceptuelle, interactive, gratuite, faite sur Internet pour le public de l’Internet. Le prolongement exact de mon travail pionnier de 1928 avec la « chambre-poubelle ». Sauf que cette « chambre » n’est pas à vendre et que je dis à tous que c’est ma dernière carte pour confondre l’assassin de mon fils. C’est l’œuvre qui me fait vivre. Manette s’est tout fait expliquer par Étienne. Elle a préparé un texte pour la présentation aux journalistes que je vais retravailler dans la voiture. Tout doit être parfait dans ma machine infernale.
Je double le salaire d’Étienne, c’est un génie, mais il doit reconnaître que l’artiste, ce ne peut être que moi.
Puis j’oublie, la voiture roule vers le plateau de Millevaches, je m’endors enfin. Jacques conduit très bien.
J’ai un peu d’appréhension en revenant à Magnac. Je me souviens du trucage complet, déjà, qui gouvernait alors notre vie. Je mentais sur tout. Je n’aimais pas Isabelle. Je ne savais pas quoi peindre. Ma vie s’écoulait heureuse, et je faisais semblant de la dire cruelle, solitaire, torturée, pour mieux vendre. Isabelle m’aidait à finir des dizaines de toiles à la fois, des paysages et des abstraits, que Manette emportait, tous les six mois, dans sa camionnette Simca qu’elle conduisait en gants de peau, pour les exposer rue de Seine. Je m’amusais comme un enfant et si cette folle d’Isabelle s’était un peu prise au jeu, je crois que nous aurions pu, un peu mieux, nous supporter. Mais elle n’aimait pas le vrai Gossec, elle aimait l’artiste, la malheureuse, elle croyait en lui. Elle m’a aidé, par sa bêtise, à la construction de ma statue. Sur elle, j’ai testé ces trucs qui marchent à tous les coups, j’ai imaginé ce que je pourrais faire gober au public, j’ai inventé mes succès. Elle servait à mes représentations générales. Ma femme éprouvette. Elle sentait la peinture. Virgile était, pour elle, le fils du génie. À l’époque, je ne croyais pas vraiment en moi. Si les affaires marchent, ne serait-ce qu’un peu, pourquoi ne pas continuer, mais tout cela, pensais-je ne mènerait pas très loin. Je pouvais encore dépenser avec ma seconde femme l’argent de la famille de la première, mais pour combien de temps ?