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En arrivant à Magnac, je suis sûr d’une chose : Isabelle utilise mon atelier, fait de faux dessins, elle a décoré une chambre de la maison de Paris en imitant mon style. Si l’on a tué Virgile dans cette chambre pour chercher à m’atteindre, ou à lui faire du mal à elle, à nous, il faut que je lui en parle.

Jacques me réveille doucement pour me dire que nous sommes arrivés. Je lui demande de se garer à l’extérieur, pour ne pas entrer en voiture dans le domaine, ce qui attirerait l’attention. Je franchis la grille à pied, avec ma canne à bout de caoutchouc. J’avance lentement pour tout voir. Les massifs sont bien dégradés, la pelouse devant la bâtisse n’a pas été tondue depuis des semaines, le parc tourne à l’herbage. Quand le génie déserte un lieu, la nature reprend ses droits. Je regarde le ciel. Je me souviens des huit ans de Virgile. J’avais eu envie de lui apprendre à reconnaître les étoiles. J’aurais aimé que mon père, à Split, en ait été capable. J’ai pris les choses à cœur. Je me suis adressé à un de mes acheteurs, professeur d’astrophysique. Il a trouvé ma requête touchante et j’ai passé une nuit à converser avec lui, au bois de Meudon, en prenant des notes. Je voulais être capable de répondre aux questions d’un petit garçon de huit ans. À Magnac, la semaine suivante, j’étais venu lui souhaiter un bon anniversaire, j’ai pris Virgile par la main, et nous sommes sortis tous les deux, dans ce jardin, à cet endroit, devant la maison. Je lui ai appris à trouver l’étoile Polaire. Tu prends un bâton et tu comptes cinq fois la distance qui sépare ces deux étoiles, tu vois, vers la droite. Puis je lui ai montré la Lyre, Orion, Persée.

La bonne qui me fait entrer a l’air aussi vieille que moi.

« Monsieur de Gossec, vous êtes revenu, vous me remettez, je suis Jeanne…

— Oui, bien sûr, ma chère Jeanne, ma petite Jeanne, embrassez-moi, je suis si heureux que vous soyez toujours à Magnac. Il fait toujours aussi froid chez nous. »

Elle se trouble, comme si j’avais dit une phrase malheureuse. Elle reprend :

« Madame reçoit, mais je vais de suite lui dire que vous êtes là. »

Je me souviens du jour où j’ai couché, la première fois, avec Jeanne — Jeanne Chénérailles, un beau nom du Limousin —, il y a trente ans. Une nuit de gel et de glace, où j’ai eu envie d’elle. Elle avait la trentaine, et aujourd’hui, c’est elle qui semble centenaire. Je ne supportais plus Isabelle. Jeanne était la seule possibilité d’y échapper à trois cents lieues à la ronde, c’est cela la solitude du plateau de Mille vaches. Je n’ai recommencé avec Jeanne que le matin où je suis venu chercher Virgile qui venait de naître. Nous n’en avons pas parlé. Je suis sûr qu’elle s’en souvient. Je ne lis rien dans ses yeux de vieille dame, je ne me souviens même pas de son regard de cette nuit d’autrefois, j’ai oublié jusqu’à son corps. Elle ne m’en parlera jamais. C’est une matrone maintenant, respectueuse, dévouée et douce. Je suis heureux de la revoir. Je me dis qu’elle pourra être une alliée dans la maison, si Isabelle se montre incontrôlable. Cette femme ridée, en robe noire, que j’ai tenue dans mes bras une nuit et un matin, et qui conserve dans son regard la tristesse d’avoir été abandonnée avant d’avoir été aimée. J’en rajoute peut-être, mais j’ai cru lire cela, en quelques secondes, quand elle m’a reconnu en ouvrant la porte. Je me souviens qu’elle s’était mariée, dans les débuts de son service à la commanderie, avec un garçon de Magnac. Ils avaient eu un enfant, je crois même avoir reçu un faire-part, avant la naissance de Virgile. Une carte bien campagnarde, je l’avais gardée, le genre que l’on ne trouve plus que dans les papeteries de Limoges, avec un ange en papier bleu qui se déplie dans l’enveloppe. Je leur ai envoyé un peu d’argent, pour qu’ils s’occupent d’Isabelle. Je ne sais pas si son mari vit toujours, ni si elle a eu d’autres enfants. C’est un bon sujet de conversation à lancer si je me retrouve seul avec elle. Comme cela, ce vieux tas de viande n’osera pas me sauter dessus une seconde fois. J’ai horreur des vieillardes gérontophiles.

« Madame reçoit. » Qui cette pauvre timbrée d’Isabelle peut-elle recevoir à une heure pareille au centre de la plus impénétrable forêt française ? Une voisine, son curé, un galeriste américain pour l’aider à payer les impôts ? Je pénètre dans notre salon, avec ses meubles de notaire Louis-Philippe. Mes meubles d’il y a trente ans, dont certains sont passés à l’histoire de la peinture, dans des portraits ou des natures mortes.

Je ne sais pas si Jeanne pense à moi tout le jour, mais elle n’a plus trop l’air de faire beaucoup le ménage. Tout baigne dans une poussière bien installée, les carreaux sont presque opaques, les tapis tachés, les peintures défraîchies. Je me demande si on leur envoie un peu d’argent, j’espère que oui. À la réflexion, je suis même certain d’avoir veillé, sur le papier, au confort matériel d’Isabelle. On répare comme on peut. Quel choc d’aller voir sur place. C’est comme si j’étais mort depuis des lustres et que l’on venait tout juste de rouvrir la maison.

Isabelle est assise, avec l’air d’une vieille femme qui raconte ses malheurs. Une maniaque, une folle, une hallucinée.

En face d’elle, sur le canapé, un canapé que j’avais représenté en 1969, couleur cerise, devenu vieux rose avec un accoudoir jaune du côté de la fenêtre, je reconnais la petite sotte du magazine Cosmogonie.

CHAPITRE 12.

Cosmogonie

Elle n’en est pas à sa première visite. Isabelle et la jeune femme se connaissent bien. Isabelle parle d’abord, avec un regard de démente sous calmants. Ses doigts s’agitent.

« Tu as reçu aussi chez toi mademoiselle Idric, tu te souviens d’elle ?

— Oui.

— Je tiens à dire que je ne suis pas ici comme journaliste, cette visite n’a rien à voir avec notre entretien de Cérisoles, nos entretiens. »

Passage au pluriel : elle fait allusion au jour où je l’ai mise à la porte.

« Mademoiselle Idric est une amie. Elle vient souvent. Tu sais, elle écrit un livre sur toi, une biographie. Vous ne lui aviez pas dit ? Ne prends pas cet air fâché, assieds-toi, pour une fois que tu viens tu vas un peu m’écouter. Moi aussi, j’ai des choses à dire, moi aussi, on m’a tué mon fils. Nous devons nous unir pour trouver celui qui nous l’a tué. »

Elle n’est pas aussi folle que je l’avais cru à Split. Pire encore : on lui fait tenir des propos sensés de mère digne et responsable, je ne peux pas lui donner tort devant une journaliste, ni exploser. Je m’assieds. Jacques est sorti, nous restons à trois.