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« La police pense que l’un des trois amis de Virgile, ou les trois à la fois, sont les premiers suspects. C’est possible.

— Tu les as vus ? Nous pouvons parler devant Natacha.

— Si tu le dis. Ce n’est pas mauvais qu’une journaliste soit un peu informée de l’enquête.

— Je suis ici en amie d’Isabelle. Je ne laisserai rien sortir qui ne soit utile à l’enquête. Rassurez-vous.

— Trois petits suspects bien pâlichons, sans vrai mobile, ou alors une soirée qui a mal tourné, un accident camouflé en crime, en ajoutant quelques détails horribles ?

— C’est pour me raconter tout cela que tu es venu ?

— Non, je suis venu, comme tu m’y avais invité à Split, revoir ma vieille maison. Tu m’as demandé une visite, me voici. Mais je te préviens, je veux tout voir.

— À ta guise.

— Alors nous commencerons par les communs, tu sais, mon ancien atelier. »

Je ne laisse pas à Isabelle le temps de devenir plus pâle encore. Je me lève. Elles suivent, sans chercher à m’arrêter.

L’atelier, comme prévu, ne ressemble pas au reste de la maison. Tout y est propre, nettoyé, en ordre de marche. Un atelier qui produit encore. Mes feuilles bien rangées, mes crayons taillés. L’odeur du solvant, les tubes qui tachent, un des pots avec son couvercle mal ajusté et les pigments bleus qui bavent un peu sur le métal. J’ouvre mon armoire de fer. Les pochoirs qui ont servi à dessiner les rosaces de la frise décorative dans la « chambre-poubelle » sont encore à leur place, je les compte. Tout permet de refaire une chambre en s’aidant d’une ou deux photos de cette installation — qui a été vue partout. Comme si je revenais dans une pièce quittée la veille. Dans un coin, deux grandes toiles à peine entamées, avec des lignes au fusain. Comme si un autre moi-même avait continué à être moi, à travailler comme moi, ici, depuis mon départ. Comme si j’avais enfin un disciple, un double, un fils ?

« C’est Virgile qui utilisait l’atelier ? Ou toi ? Tu dessines maintenant ? Tu fais quoi avec l’argent ?

— Je te jure que je n’y suis pour rien.

— Qui travaille ici ?

— Tu ne devines pas ? Tu n’as jamais su voir. Tu as rendu malheureux tant de monde autour de toi. »

Je me précipite vers l’armoire dans laquelle je rangeais les dessins. Tout est encore bien classé, par années. En 1967, je cherche la série de mes esquisses pour ma grande toile. Elles n’y sont plus.

« C’est toi qui a vidé ce dossier. Les esquisses pour le grand tableau de 1967 ?

— Non, bien sûr que non, je n’ouvre jamais cette armoire. »

Avec ces dessins, il était possible de retrouver les principales figures du tableau, la pose de la jeune fille, celle de l’homme. Impossible de le copier, sans l’avoir vu, mais de le réinventer, de le reconstituer, en pire. D’en peindre un autre. De le photographier, de le vendre à l’étranger.

J’ouvre le dossier de 1968. À la première page, le couteau à manche de bois, avec un trait de gouache blanche sur la lame, et une mention, au crayon noir, de ma main : « 1er janvier, la neige nous a encerclés. »

« Tu vas me dire où sont les esquisses de 1967, qui a travaillé ici, qui les a prises. Je t’écoute.

— Je n’ai rien à te dire. »

Celle qui ne parle pas, Idric, doit avoir compris ce que l’on me cache. Je me tais. Face à deux femmes excitées à la vengeance, un vieillard ne doit que se taire. Je reprends ma canne, j’ouvre la porte qui donne sur la cour. J’en ai assez vu. Je n’obtiendrai rien. Mais je raconterai cela à la police. Je pense que Virgile a été manœuvré. Peut-être est-il mort parce qu’il se rebellait, parce qu’il avait osé leur dire son amour pour moi, pour son père.

En sortant, je prends Jeanne à part. Je l’entraîne dans le jardin. J’ai l’impression qu’elle me cache quelque chose d’important. Je ne sais pas comment la faire parler.

« Je vous emmène à Paris, Jeanne, vous voulez ?

— Je ne voyage plus.

— On a besoin de vous, pour l’enquête. Vous devez me raconter ce qui se passe ici.

— Je devrais dire ce qui se passe. Mais pas à vous. C’est madame qui m’a toujours aidée, moi et mon fils. Je regrette, monsieur, je sais à qui je dois tout. »

Exaspéré, je lui tourne le dos. La vieille bonne qui se venge, trente ans après, de n’avoir été troussée que deux fois.

Magnac me plaît avec ce ciel d’hiver. Le jardin semble ne plus pousser depuis trente ans, comme si on arrachait les arbres tous les six mois pour qu’il demeure en l’état où je l’avais laissé. Cet endroit était inquiétant autrefois. On ne s’y promenait pas la nuit et le jour, il fallait le plein soleil de l’été pour qu’on puisse lui trouver des charmes. Je fais quelques pas seul, avec ma canne. Le portail en fer forgé porte toujours la couronne comtale, préfiguration naïve, par le ferronnier du village et suivant mes dessins, de mes splendeurs de Cérisoles. Mes trois femmes ont été de plus en plus belles et mes maisons de plus en plus somptueuses. On juge ainsi la réussite d’un homme. Mes œuvres n’ont pas toujours suivi ce crescendo, ni l’intelligence de mes enfants.

La cour carrée de la ferme forme encore cette géométrie que j’aimais peindre et qui donnait à mes paysages une apparence d’architecture, des angles et des lignes qui faisaient moderne, alors que ma facture était désespérément classique. Mondrian marié avec Puvis de Chavannes. Les bois des alentours servaient de réserve de chasse. Tout est mort, glacé et je n’ai pas osé pousser la grille pour m’aventurer entre les troncs noirs et les souches.

Jacques me ramène à Paris. J’entends démarrer la voiture. Je vais leur envoyer les flics, et vite.

CHAPITRE 13.

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À Paris, je veux revoir la petite Idric. C’est moi qui appelle chez elle pour la convoquer. Si c’est elle qui doit rédiger ma biographie non autorisée, si elle doit déboulonner ma statue, autant qu’elle entende d’abord ce que j’ai à lui dire. Qu’elle me voie me déboutonner. Je veux limiter un peu les dégâts à venir.

Je lui donne rendez-vous dans le salon vide, puisque tous mes meubles sont à Cérisoles. Un peu fatigué par ces voyages, j’ai demandé à Jacques d’acheter deux fauteuils pour que nous puissions nous installer.

Je l’invite à me rejoindre après ma conférence de presse. Nahoum a regagné Cérisoles.

Voici le texte de ma petite allocution. J’ai fait installer dans la galerie un écran avec un curieux engin que Manette appelle un « barco ». Au fur et à mesure que je parle, Étienne fait défiler les images, la salle murmure, tout est rodé comme un spectacle de Guignol.

Le soir où mon fils est mort, il avait invité, dans notre maison de Paris, trois amis, Pablo, Parme et Tagar.

Dans cette maison, ils ont accepté de s’enfermer et d’être filmés en permanence par trente-deux caméras numériques. J’en ai fait poser partout, dans la chambre, sur les lits, dans les toilettes, et dans la chambre du dernier étage, celle où l’on a trouvé le corps de mon fils.

Vous pourrez les voir et surtout vous pourrez les entendre et leur faire lire des messages. Ils disposent de trois écrans sur lesquels vous pouvez leur transmettre tous les documents que vous voulez. Ces communications seront transparentes. Les seuls moments où vous n’aurez plus accès à eux sont ceux où la justice aura besoin de recueillir leurs témoignages. Ils quitteront alors la maison.