L’expérience durera jusqu’à ce que la lumière soit faite, à l’extérieur ou à l’intérieur, sur les circonstances de l’assassinat. Il s’agit d’une reconstitution de la mort de Virgile de Gossec. Les trois témoins ne sont pas mis en accusation, ni enfermés dans une cage transparente. Ils ont eu eux-mêmes cette idée pour collaborer avec la justice et rendre un dernier hommage à leur ami disparu.
Je dois maintenant recevoir cette ravissante idiote d’Idric. J’espère qu’elle a été impressionnée par ma conférence. Tous les journaux font leur une avec ça. « Internaute à cent ans », « Le Sherlock Holmes du Web », « Comment le père en furie pense-t-il démasquer les assassins sur Internet ? Les hypothèses possibles », « Jusqu’où ira l’impudeur sur Internet ? », « La police se prête au jeu médiatique », « Va-t-on voter pour désigner un coupable sur Internet ? », « Gossec est-il sénile ou manipulé ? », « Le premier jury populaire mondial », « Le grand artiste étonne le monde », « Les égarements d’un génie », « Gossec sait-il encore ce qu’il fait ? », « Gossec : mort en 1960 ? », « Les cent ans du colonel Moutarde », « Qu’est-ce qui pousse un génie un peu sénile à s’emparer de toutes les stupidités qui passionnent la jeunesse ? N’avait-il pas dans son langage d’autres moyens plus beaux, plus dignes, pour exprimer sa douleur ? », etc., etc. La polémique mettra trois ou quatre jours à enfler. C’est plus qu’il ne m’en faut.
La machine est lancée. Je ne peux pas arrêter. C’est peut-être l’erreur de ma vie, la faute ultime sur laquelle Gossec tirera sa révérence, comme un mauvais pitre que l’on congédie.
La soupe qu’il faut servir à Idric n’a pas le même fumet ; elle veut que je lui parle du passé. Ce combat est aussi important que l’autre et je suis convaincu que les deux sont liés. Que tous les fils de ma vie se rassemblent ces derniers jours, pour mes derniers jours. Mais que je ne les tiens pas tous bien en main, bien ensemble. Je réfléchis d’abord à ce que je ne dois pas dire, à ce que je peux lâcher en restant raisonnable. C’est peut-être ce que je devrais justement détailler devant elle, prendre les devants, lui dicter quelques détails bien scandaleux et bien choisis. Puis lui dire toute mon horreur de la pédophilie, de la violence, me lancer dans un hymne à la beauté, à la pureté et au bonheur. Un testament spirituel. Si elle se charge de l’écrire, ce sera mal fait, mais vite. Et je pourrais mourir un peu tranquille, un peu moins anxieux.
Je crois que je peux raconter ma vie à Idric, cela ne fera pas trop mauvais effet. Jacques m’apporte une seconde brassée de journaux. Mon appartement rempli de caméras fait toutes les unes. On crie au scandale, au génie, on appelle à l’aide l’Église et les droits de l’homme, on interpelle le Premier ministre pour qu’il demande à madame la garde des Sceaux de faire cesser cette mascarade indécente. Tout un battage alors que personne n’est entré encore dans l’appartement, que l’expérience commence demain. La pression monte. La seule qui ait le droit de m’interroger c’est Idric, de Cosmogonie (j’ai refusé les journaux télévisés qui me demandaient tous, les radios, la presse étrangère, une tribune en première page de deux quotidiens). Non, je ne veux que la petite Idric, parce que c’est la plus conne. La vague grandit. Mes trois petits poissons attendent sagement Quai des Orfèvres. La foule commence à grossir dans le quartier des Halles pour guetter l’arrivée du panier à salades. Les ventes d’ordinateurs augmentent me dit Étienne, les demandes de connexion à Internet se multiplient. Le résultat peut être épouvantable, la machine peut s’affoler, mais l’attaché de presse de Manette ou Manette en personne travaille toujours remarquablement bien. On doit en parler jusqu’au fin fond de la forêt limousine.
Pendant que le monde s’agite à mon sujet, je continue à reconstituer les secrets que je vais révéler à Idric, mon autre petite bombe. Je dois faire vite. Je sens que je décline un peu, que toute cette agitation m’épuise. Je refuse de voir le médecin que Jacques a eu la prudence de faire venir. Pas besoin. J’ai assez de bâtons dans mes roues. Je veux avancer maintenant, tant pis si je meurs en route : Virgile m’attend, mon petit, à qui je pense chaque seconde. Depuis deux jours, je vomis le matin. Je crois que la machine commence à se détraquer. La médecine m’a déjà tant donné. Le plan est tracé. Il faut juste assez de souffle encore pour remplir les cases vides. Pour triompher. Pour le venger, mon pauvre enfant qui a tant fait contre son père.
Je demande à Jacques de faire entrer Natacha Idric. Il m’apporte un sac plein du courrier arrivé depuis ce matin. Je lui suggère de commencer à le dépouiller, mais de rester dans la pièce voisine.
CHAPITRE 14.
Viol, pédophilie, infanticide
Je me suis réfugié à Cérisoles. Tout est bouclé. On a dû fermer au public. Deux cars de CRS sont venus doubler la police.
Un à un, j’enlève tous mes vêtements. Je les envoie à la désinfection. J’ai fait installer en face de mon lit un grand écran qui me montre ce qui se passe dans la maison de Paris. Je vois vivre mes trois otages. Je les imagine enfermés tous les trois chez moi, en train de se soupçonner déjà, de se justifier, de s’allier deux à deux pour désigner le troisième, de se pousser à la faute. Ils sont malins. Ils ont dû inventer une stratégie, se composer d’avance un de leurs scénarios. Pour un jour ou deux, mais ensuite ? On les verra improviser. À cette heure, ils dorment, les deux filles dans leur lit, Pablo devant le feu dans le salon. On les a fait venir avant la date dans la maison, pour éviter l’émeute, mais ils campent au premier étage. Dans le silence de Cérisoles, dans ma chambre, je pousse la porte. Nahoum est restée dormir dans ses appartements. Elle ne m’a rien dit, je crois qu’elle attend comme nous tous de voir comment les choses vont tourner. Je descends doucement vers la piscine. J’allume les lampes. La température de l’eau a l’air bonne. Je me prépare un peignoir en éponge bien épais, blanc comme la soutane du pape, cet ingrat qui ne m’écrit plus. Avec précaution, je descends dans l’eau. Ce serait le bon moment pour en finir.
On vient de m’assassiner. Une seconde fois. Dans ce que j’aime le plus. Le grand artiste que je suis. Après le seul fils valable que j’avais. Idric a fait ce matin un numéro spécial de Cosmogonie, après notre entretien. Jamais je n’aurais pensé que, pour les dernières semaines de ma vie, il me serait réservé un tel lot d’infamies — je n’aurais jamais pensé être ainsi traîné dans la boue, massacré, mis en pièces par tous les journaux, les télévisions, les opinion makers de tout poil, infâmes charognards qui se sont jetés sur moi en quelques heures. Ma vie leur faisait envie, ma gloire, ma fortune — la curée s’est jouée en un instant. J’ai compris que nul ne me défendrait, ni mes œuvres, ni mes musées, ni mes collectionneurs, ni mes vieux amis — excepté ma petite bande de déracinés, Manette, Étienne, Nahoum qui ne comprend rien à cette vague sacrilège qui éclabousse l’idole de sa vie ; j’ai reçu une belle lettre de Woody Allen, qui m’explique qu’il a subi des attaques similaires, il me soutient, il m’aime et ose écrire qu’il est prêt, si je le souhaite, à rendre sa lettre publique dans le New York Times.
Le pire, c’est que maintenant je suis seul. Cette ultime souffrance devait m’être réservée. Affronter la mort en connaissant le néant absolu du monde, la vanité de la gloire, la fugacité de l’amour. La vie qui m’a tout donné me reprend tout. Puis la vie s’en ira. Je me regarde dans le miroir de la salle de bains. Le vieux peintre mort qui s’y reflète ne se reproche rien, mais je vois l’image du monstre, dont toute la presse reproduit les photos. C’est vrai que j’ai une tête de vieillard lubrique, de surveillant de pensionnat à l’œil torve et aux mains noueuses et tachées. Tout s’enchaîne si bien, tout m’accuse et je n’ai plus le ressort nécessaire, plus l’énergie de me défendre. À quoi bon proclamer mon innocence ? Mes dernières forces, je préfère les utiliser pour me mettre en paix avec moi-même, pour ne m’occuper que de moi. M’enfermer. Faire taire les autres. Ne regarder que mon innocence et mourir en paix, dans le mépris de tous ceux qui me jugent, qui m’ignorent, qui crachent sur moi sans me comprendre.