Etienne me signale que le nombre des œuvres de moi en vente à travers le monde, répertoriées sur le site Internet, vient de doubler en quelques jours. Est-ce le moment de me vendre ? On ferait mieux de jeter mes toiles. À moins que le scandale ne fasse monter ma cote. On me vend pour se débarrasser de moi — mais aussi pour spéculer sur mes crimes, faire la culbute avec les toiles de l’assassin, de l’artiste le plus dénaturé de toute l’histoire des arts. Au Centre Pompidou, me dit toujours Étienne, ma « chambre », mon œuvre la plus précieuse, n’est plus accessible. La salle a du jour au lendemain eu besoin de rénovation. On l’a fermée à la visite ce matin, au moment où Cosmogonie a été distribué dans les kiosques. Je regarde la couverture. J’y lis Agonie, Agonie cosmique.
Comment ai-je pu faire confiance à cette Idric ? Je n’avais pas le choix. Elle tenait toutes les cartes, il fallait jouer avec elle — qui se préparait, en secret, au combat, depuis deux ans. Elle a donné à son torchon de magazine le pire papier que j’ai jamais lu sur moi. Elle laisse parler Isabelle. Son article se présente comme un entretien avec elle. Elle ne dit même pas qu’elle a passé deux heures avec moi. J’ai été un enfant. Je l’ai sous-estimée. Maintenant, tout est perdu.
Quand j’ai connu Gossec, j’étais presque encore une petite fille, il avait déjà deux enfants et j’étais plus jeune qu’eux : j’avais seize ans. Je travaillais déjà, depuis quelques mois, assez dur. Et puis j’étais modèle. Il n’était pas aussi connu alors. Il peignait beaucoup de paysages et de nus. Des nus un peu bizarres. Il en a beaucoup détruit, mais je sais qu’il en garde un comme un talisman maléfique, un tableau qu’il cache je ne sais pas où depuis des années. Une amie m’a dit qu’il cherchait de très jeunes filles, que je pouvais aller le voir, je faisais plus jeune que mon âge. J’ai enfilé une petite jupe bien sage, moi qui n’aimais que les jeans, et je suis arrivée quai d’Anjou. Ce jour-là, ma vie a changé.
Isabelle, sur les conseils de cette Idric, porte plainte contre moi, je l’apprends par l’article. Viol de mineure. Perpétré il y a trente ans. Elle dépose aussi contre moi dans l’affaire Virgile. J’aurais fait tuer notre fils pour qu’il ne déshonore pas notre nom. Je savais qu’il faisait vendre à New York des tableaux, sortis des greniers d’Isabelle à Magnac, la grande toile que l’on veut m’attribuer, montrant une scène de viol. Virgile voulait venger l’honneur de sa mère. Il voulait faire entrer la preuve de ma culpabilité dans mon catalogue raisonné. Cela, ce n’est pas encore dans la presse, c’est au stade du bureau du juge. C’est la une de la semaine prochaine ou de demain. Avec la reproduction du tableau.
Que dois-je faire ? Montrer le vrai tableau ? Je ne crois pas qu’il dissiperait les soupçons. On le chargera de toutes les significations de l’autre. Démontrer que le faux tableau ne peut pas avoir été peint par moi, même si la toile est ancienne, les couleurs de l’époque, les poils de pinceau pris dans la pâte ceux de mes brosses ? Je pense que le degré de dessiccation des pigments se mesure, que l’on peut dater facilement une couleur posée cette année, montrer que les couches intérieures de la matière ne sont pas parfaitement sèches.
Isabelle me dénonce aussi pour adultère et m’accuse d’avoir entretenu une liaison avec Jeanne Chénérailles, notre domestique, liaison qui aurait donné naissance à un fils. Je tombe des nues.
Jeanne Chénérailles a été violée elle aussi. Elle me l’a raconté avec beaucoup de courage. Elle ne m’a pas quittée. Nous vivons ici comme deux amies. Tout devait plier devant lui. C’est un tyran, il broie tout ce qu’il approche. Il a cassé quatre existences, celles de Jeanne et de son enfant, celle de Virgile, la mienne. Je ne sais pas si ce qu’il crée vaut tout ce gâchis. Il s’amuse sur Internet, j’ai eu mal quand on m’a raconté cette dernière folie. Regardez, voici les petites poupées qu’il a fabriquées en papier découpé quand nous sommes arrivés à Magnac, je m’ennuyais tellement. Je les ai gardées. On peut changer les habits et les accessoires. Il les dessinait pour moi. Des poupées, vous voyez que je ne devais pas être bien vieille. Jusqu’à vingt-huit ans, il m’a fait porter des socquettes dans des chaussons, des nattes avec des rubans et des corsages blancs brodés. Je ne peux rien dire de plus. C’est un pervers, c’est un fou.
Elle avait dix-sept ans révolus. Elle ment. Je n’ai jamais violé personne. Jeanne s’est jetée sur moi, je sais encore quel jour. J’écris pour ne pas me tuer, pour ne pas disparaître, pour me prouver à moi-même que je suis celui que je pense être, un honnête homme, qui aime ses enfants, qui les pleure, qui aime sa femme, qui cherche la paix de l’esprit et quelque chose qu’il a cru, pendant cent ans, être le bonheur.
À la place, tous verront l’infanticide, le pédophile, le violeur. Dans le désordre. C’est la une dans quinze journaux. À force d’accuser des innocents de pédophilie, on arrivera à banaliser cette horreur, à faire croire aux gens que tous les prêtres qui ont des lunettes à double foyer, tous les instits à collier de barbe, tous les artistes qui peignent des filles jeunes sont, dans l’âme, des pédophiles : je crois que c’est dangereux, si on en voit partout, les vrais, les violeurs, vont se sentir plus tranquilles. En attendant, c’est moi qu’on accuse. Je ne sais pas si Jeanne est vraiment dans le coup, quelle part de vérité il y a dans tout cela. Si ces deux femmes me haïssent. J’en saurai plus chez le juge. Puis, normalement, dans un mois, que je sois innocent ou coupable, la seule conséquence possible, c’est mon suicide.
Tout se craquelle autour de moi. Mon écorce se fendille. Je leur prouverai à tous que c’était une chrysalide. Je me battrai.
CHAPITRE 15.
Castor et Pollux
J’ai vu Étienne Lemoine. Les trois tanches sont dans leur aquarium depuis une journée. Le chiffre de consultations du site est un record mondial ; ma fortune vient d’augmenter d’un quart, ce qui est considérable. Toutes les accusations à venir ne vont qu’accroître la mise. On ne parle plus que de mon expérience. Les journalistes semblent même avoir compris qu’il s’agit, aussi, d’une œuvre. Je ne peux pas les regarder sur l’écran. Je ne veux rien savoir. Qu’ils s’entretuent, qu’ils parlent. Peu importe si c’est Pablo l’assassin, ou une des deux écervelées, Virgile est mort et moi je suis décidé à le suivre.
On peut affiner les chiffres, savoir ce qui est le plus et le moins regardé, les heures d’écoute.
Beaucoup de jeunes internautes écrivent des messages d’encouragement, on me dit qu’on m’aime, on ne croit pas aux « calomnies de ma femme ». Les messages passent à travers l’écran, les internautes informent de mes infortunes mes trois petits prisonniers. Les gens écrivent pour dire qu’ils ne croient pas ce qu’on lit dans les journaux, c’est déjà un aspect positif de cette nouvelle communication. Je sens que l’on ne renonce pas de bon cœur à admirer un brave artiste que l’on a appris à respecter, à écouter sans trop le comprendre. Ma statue doit être assez solide, car elle résiste mieux que je ne le craignais, mieux que ma carcasse.