« Pablo vient d’entraîner les deux filles au grenier. Il a demandé à Parme de se déshabiller complètement. Il a un verre d’eau, un petit rasoir, sa bombe de mousse à raser. Il commence à la raser complètement.
— Très bien. Les connexions vont être multipliées par dix. J’espère qu’elle se débat.
— Elle est consentante. Elle est attachée. Il a dans une boîte tous les couteaux de la maison. Avec l’autre fille, ils préparent un numéro. Elle lui passe les couteaux et il les lance sur Parme. Il est très habile.
— Dans la chambre peinte ?
— Oui, bien sûr. C’est leur décor. S’il la blesse ou si ça dégénère, la police intervient dans la minute. Tout le monde est prêt. Venez voir.
— Non, Étienne, c’est au-dessus de mes forces. Qu’ils s’entretuent, qu’ils fassent l’amour, je ne peux pas regarder. Combien de spectateurs, sur le site payant, on a les chiffres ? »
Ils rejouent mon tableau de 1967. Enfin. Je l’avais appelé : Le Lanceur de poignards. C’est que le dénouement est proche. Ils avouent qu’ils le connaissent. Pas l’original, mais celui qui a été peint dans l’atelier de Magnac et que Virgile leur avait montré. Ils en font un spectacle, ils le transforment en roman-photo, en série télévisée, comme ils ont déjà dû le faire la nuit de la mort de mon fils. La nuit où ils ont dû le charcuter. Cette fois, ils le représentent pour moi. Ils veulent que je sois témoin. Je ne dois pas réagir. Je dois les laisser aller au bout. Je m’enferme dans ma chambre.
J’ai passé la nuit à vomir. Aucun bruit dans la maison. Visiblement, personne n’a tué personne, ils ont dû aller se coucher sagement. Je pense à mes amis, qui m’écrivent et me soutiennent. J’ai été très sensible aussi, dans cette affaire nationale, à la solidarité de mes collègues burgraves, le réseau des grands vieillards de la planète.
Je ne plaisante pas. Je ne m’y attendais pas. Je croyais l’ingratitude répandue chez nous, les vieux, je découvre les vertus de notre fraternité. Pas plus que je n’avais escompté les messages des seize-vingt ans. Est-ce que tout cela compte encore ? Tout me semble aller très vite. J’ai à peine le temps de noter ces lignes, de tenir un journal. Le temps me file entre les doigts. Je vois que tout s’achève. Le jour va se lever.
Je reviens sur ces dernières heures, comme un bref cauchemar. On m’a présenté un mandat : détention provisoire, le carré sacré de la Santé, le procès public dans trois semaines, deux chefs d’accusation, viol sur mineure, infanticide.
Mon ami Jacques de Gaignères, ancien garde des Sceaux, était aussitôt à l’Élysée. Il apportait une pétition, tous avaient signé, tous mes confrères artistes. Décision immédiate : pas de détention provisoire eu égard à mon grand âge et au prestige attaché à mon œuvre. Me voici donc assigné à résidence à Cérisoles. Je prépare ma défense.
Tous sont venus me voir, mes complices académiques, Pierre Agravain, le grand Léopold Guerrehet, Bernard Keu, le bâtonnier Grandoine, le général Sadinel, Louis Pertrel, le chimiste, Stanislas-Dismas Ladinus, Marcel Gauvain, j’en oublie. C’était drôle. Des journalistes partout, cinq à six fois par jour. Voici encore un mois, j’aurais raconté ici toutes ces visites, cocasses, sympathiques, émouvantes, humaines. Mes doigts ne peuvent plus tenir un crayon. À quoi bon ? Je fais mettre l’argent à l’abri, s’il fallait s’exiler vite en Amérique du Sud et fuir la démocratie des médias qui fait la loi en Europe. On me saluera, dans un siècle, comme le premier résistant à avoir osé quitter à la cloche de bois la dictature occidentale. Je me réfugierai au Pérou ou au Guatemala, j’achèterai une pyramide au milieu de la forêt vierge pour continuer à écouter mes cantates de Bach. Et qu’on me laisse en paix. Je me suiciderai là-bas plus librement, pour prouver mon innocence. Le suicide me semble de plus en plus la seule solution, même si, à mon âge, c’est un vrai luxe. Du superflu. Une ironie, un trait d’esprit, une trouvaille. L’unique issue digne pour sortir avec honneur.
J’ai les deux meilleurs avocats, Morel et Tatard, mais je leur explique tout. Je leur cache aussi le seul indice confondant, mon seul « dérapage », Le Lanceur de poignards. Je ne sais même pas comment ce tableau apparaîtrait aujourd’hui. Plus terrible qu’en 1967, moins terrible ? Je ne l’ai pas revu. Moi aussi, je me contente de m’en souvenir, de me souvenir du choc d’Isabelle quand elle l’a découvert. Il faut faire vite, je ne veux pas mourir maintenant. Je veux encore six mois d’existence pour tirer vengeance, publique, de ces accusations. Pour être réhabilité. Pour me suicider avec la conscience absolument tranquille et mes bagages faits. Aller chez le pape, me faire photographier avec lui, il faudra au moins cela. Je veux émerger glorieux de cette nappe d’ordure, et devant toutes les télévisions du monde. On me doit une réparation planétaire. Et je veux savoir qui a assassiné mon fils.
Il faut que mon œuvre soit nette, que mon catalogue soit pur. Je dois sacrifier cette toile secrète, mon talisman obscur, mon tableau caché. Celui que je n’ai pas voulu revoir. Je sais ce qu’il représente. Je le vois comme si je devais le peindre à nouveau.
Hier, j’ai réglé ça.
« Manette, je vous appelle en pleine nuit, pardon. Vous devez me rendre un service qui va beaucoup vous coûter. Mais c’est quelque chose que je vous demande au nom de toutes nos années. Vous devez faire exactement ce que je vais dire. »
Elle est venue dans la matinée, comme au bon vieux temps, avec sa camionnette, qu’elle conduisait elle-même, en gants de chevreau. Elle s’est garée devant l’entrée de ma grange. Les flics l’ont laissée passer, elle avait une autorisation écrite du procureur de la République. J’avais demandé à Jacques de nous aider. La police nous a regardés faire. Nous ne faisions rien de répréhensible. Nous avons sorti le grand paysage que Manette avait chez elle. J’ai ouvert moi-même le bidon d’essence. Contre le mur de granit de la grange, j’ai entendu le feu crépiter, le bois du châssis craquer. Je ne voulais pas regarder. Les deux policiers se sont enfin aperçus de quelque chose. Ils sont arrivés avec un petit extincteur. Ils ont arrosé les braises, les morceaux de charbon. Il ne restait qu’un magma noir et une sale odeur qui s’est dispersée dans le vent.
J’ai eu tort de brûler ma toile avec cette mise en scène grotesque. Les policiers l’ont vue, ils peuvent comprendre, si on les met sur la piste. Isabelle, en premier lieu. Je devais demander à Manette de le faire seule, de le cramer dans la cour arrière de la galerie. Mais je n’aurais pas été sûr. J’aurais cru qu’elle m’avait berné. Et qui peut prouver maintenant que sous ce paysage j’avais masqué l’autre toile, maintenant qu’il s’agit d’un petit tas de boue devant mes rosiers. Je ne pensais pas qu’une toile peinte brûlait si vite. Pas de photo, pas de traces, ce sera une des fausses légendes que l’on colportera sur mon compte.
La réponse à mes questions ne tarde pas. Je n’ai pas dormi. Je pense sans cesse à la scène des couteaux, dont je ne sais pas la fin. La solution a été rapide. Inattendue. Elle tient en quelques mots. Cela n’a pas duré cinq minutes.
L’inspecteur de police vient me voir, vers sept heures. Toujours un peu mielleux et admiratif. Je le reçois dans ma maison devenue ma prison. Les événements se précipitent.