« Vous savez que l’expérience est interrompue. Le site est déconnecté. Ordre d’en haut. Mais d’abord, une question sans rapport. On vous a vu brûler une toile, hier, est-ce indiscret de vous demander…
— Une horreur, un tableau que Manette Homberger gardait chez elle parce qu’elle n’était jamais parvenue à le vendre. Un paysage un peu plat d’épinards. Je vais mourir bientôt, je fais le ménage de mon œuvre. En plus, il s’écaillait, elle voulait le confier à un restaurateur, vous savez comme je hais ces gens-là. Il ne serait resté qu’une ruine de mon tableau.
— Je ne suis pas venu vous voir pour cela, rassurez-vous, l’enquête ne porte pas sur votre œuvre.
— Je vous écoute, monsieur le commissaire.
— Nous avons entendu le témoignage de madame Jeanne Chénérailles. Il semble établi qu’elle est la mère d’un fils qui avait exactement, à quelques semaines près, l’âge de Virgile. Paul, dont elle affirme que vous êtes le père.
— Monsieur, je ne puis affirmer, en conscience, que ce n’est pas le cas. Si une expertise génétique est requise, je m’y soumettrai. Je sais seulement qu’elle ne me l’a jamais dit. Qu’est-il devenu ?
— C’est ce que je suis venu vous dire. Mais il faut procéder par ordre.
— Vous avez peur que mon cœur de vieillard ne soit pas bien accroché ?
— L’affaire est complexe. Paul Chénérailles a grandi à Magnac avec sa mère, tous au village connaissent bien son existence. Nous le connaissons aussi. Nous avons son passeport, à ce nom. Virgile, votre fils, le connaissait bien. Ils jouaient ensemble depuis toujours, durant les périodes que vous lui laissiez passer avec sa mère dans le Limousin. Ils étaient même inséparables. Ils inventaient des jeux. Simplement Virgile était riche, heureux, venait de Paris avec des malles d’habits et, plus tard, des caisses de bon vin et les derniers disques. Mais Paul semble avoir été doué pour le dessin, pour la musique, il dévorait des livres. Il a utilisé votre atelier.
— Je vois, ils ont mis au point cette machination, le faux tableau obscène… L’atelier est aujourd’hui comme si je venais de le quitter.
— Il faudra l’établir avec certitude. Mais c’est sans doute cela. C’est Paul Chénérailles, qui se croit et se dit votre fils, qui a peint la chambre du dernier étage de votre maison, qui a monté avec Virgile toute une histoire à dormir debout pour terroriser votre femme. Ils avaient une vraie “complicité”.
— Vous voulez dire ?
— Que le passeport au nom de Paul Chénérailles nous a été remis quand nous nous sommes assurés de la personne de Pablo Santacreu. Il est votre fils, probablement. Enfin, il était. »
Pablo avait bien deviné que la police finirait par faire ce rapprochement tout simple ; il avait aimé Virgile comme un demi-frère, comme Hector a aimé Lancelot, les deux valets des jeux de cartes, il l’avait envié comme le frère heureux, celui qui avait tous les jouets, les blousons de cuir, la voiture rouge, les dindes, l’entrée libre chez Castel, et moi, il me haïssait comme on déteste son père, comme celui qui a fait tout le mal. Les deux femmes, Isabelle et Jeanne, l’ont soutenu, l’ont poussé à la vengeance. Pourquoi a-t-il commis un crime ? Pas pour elles, peut-être pour lui. Pour en finir avec ce double, avec cette belle image de sa folie, avec ce bon à rien comblé et innocent alors que lui, qui avait tous les dons, on ne lui donnait rien.
Le mystère restera. Personne n’interrogera plus Pablo ou Paul. Personne ne fera plus parler mon Virgile, avec qui je parlais si peu.
Le commissaire de police avait fait l’identification le premier jour ; il m’a laissé monter cette histoire pour comprendre le rôle que j’avais joué dans tout cela. Il vient de voir mon innocence. Il m’a laissé inventer tout un cirque mondial, il m’a laissé être sali. Il voulait savoir si ce Paul était mon fils. Je n’en sais rien.
Il me dit, sur un ton neutre, que Pablo Santacreu s’est tué ce matin, avec son rasoir, devant la glace de la salle de bains, après avoir rangé soigneusement tous les couteaux utilisés pour le numéro de la veille, pendant que les deux filles dormaient. Il savait qu’une petite caméra était derrière. Il a fixé la glace, il a souri aux spectateurs et il s’est tranché la gorge. Il s’y est repris à deux fois, il a entaillé franchement sans crier. Devant tout le monde. Sans un mot. Sans aveux. Sans s’expliquer. Sans embrasser la glace.
On procède immédiatement à l’arrestation des deux filles, ses comparses, assez innocentes, le procès le dira, à l’arrestation d’Isabelle (c’est cette fois à moi d’intervenir pour qu’on relâche ce triste fauve), à l’arrestation de Jeanne (plus exactement convoquée comme témoin, mais si la justice est bien faite, il faudra qu’elle s’explique et qu’on la coffre). Je vais attaquer Cosmogonie pour diffamation. Je veux qu’Idric paye au centuple. Je ne veux plus lire un seul journal. Jusqu’à ma mort. Je veux partir, oublier cette histoire. Oublier ce fils que je n’ai pas su reconnaître, que je n’ai pas voulu voir. Qui m’a été, pendant quelques instants, sympathique. Ce fils qui a tué de ses propres mains, je ne saurai jamais si c’était par détestation, par jalousie, par amour, par rage, par accident, son propre frère, le compagnon de son enfance, le seul fils qu’il m’ait été donné d’aimer. Ce Pablo qui, en se tuant, sauve mon honneur de père. Je crois que je suis resté aveugle, durant cette longue vie, à beaucoup de choses qui se sont passées autour de moi. J’étais sous un projecteur. Je n’ai rien regardé. J’ai traversé ce monde en aveugle et je n’en peux plus.
J’ai encore une foule d’idées, de précisions à donner, de choses à savoir. Mais je n’ai plus la force. Je laisserai beaucoup dans l’ombre. Je vais me ranger doucement de son côté.
CHAPITRE 16.
Le plus grand artiste vivant
Je suis parti seul, pour un voyage sur la mer de mes ancêtres. Je vais à la vague. À la lame. Je me laisse bercer. J’aime la Méditerranée et je ferme les yeux comme si le va-et-vient du bateau allait me faire mourir, me permettre de m’endormir sans souffrir. Je pense au grand escalier de mon château, où les touristes s’agglutinent, où je n’ai pas dû aller plus de dix fois. Même de chez moi, j’étais l’éternel absent. Je suis loin. Sans mes fidèles alliés, Jacques, Huguette, Manette. Ils ont hésité à me laisser partir. Je sais bien que cela n’était pas raisonnable, mais j’en avais tellement envie. Sans Nahoum et les enfants — qui ont dû penser que je ne reviendrais pas. À cent ans, il faut savoir se faire plaisir et n’écouter personne. Je suis parti seul, comme le roi Arthur, avec sa barque sur la mer.
Manette a osé proposer un peu de publicité, des photos discrètes, que l’on pourrait toujours vendre.
« Vous êtes sûr de vouloir être seul ce jour-là ? On vous réclamera sur toutes les télévisions, et une semaine après, ce sera passé, vous savez comme ils dévorent l’événement.
— Vous ne croyez pas, Manette, que l’on m’a un peu trop vu et dévoré ces derniers temps ? Si j’ai envie de mourir tout seul sans voir votre face de carême ? C’est ce qui vaut le mieux pour ma légende. Napoléon, la mort sur une île au bout du monde. Cessez de me vendre comme un produit, je n’ai plus l’âge. Guerlain me veut comme mannequin-vedette vous savez, pour leur nouveau parfum, Habit vert, le jus des académiciens, l’eau de toilette des immortels. Parce que leur eau Baby avait très bien marché, vous savez. Manette, ne faites pas cette tête, vous voyez bien que je plaisante. »