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Je cherche le silence. Je fuis les conversations. Je ne supporte plus que l’on mette le siège devant mes fortifications. Je rature de plus en plus, signe de ma fin. Je bafouille, les mots ne me viennent plus avec autant d’électricité. Je prends un verbe pour un autre. Tout à l’heure, en me relisant, je ne comprenais plus très bien. On ne m’a pas ménagé. Mon médecin, le docteur Andersson, le meilleur praticien suédois, dit que mes combats des derniers mois m’ont donné une belle et nouvelle énergie. Je ne crois pas. Je suis épuisé. Je veux que le monde me laisse m’éteindre et la lumière vacille déjà devant mes yeux. Je suis venu ici pour retrouver les bruits les plus simples, les gestes les plus tendres, ceux qui accompagnent un enfant qui s’endort.

Je ne veux plus de pensées, de déductions, je ne veux plus des morsures de ces chiennes, de ce harcèlement contre un presque tombeau. Qu’ils me salissent pourvu qu’ils me craignent, je n’écoute plus. Ici, j’ai besoin d’un an ou deux de repos éternel. In pace, allongé sur le pont de bois du bateau, dans la brume chaude, avec les pieds nus sous une couverture. J’avais besoin de me reposer, pour relire ce cahier et en finir avec la cavalcade. Huguette m’a préparé des repas qu’il suffit de faire réchauffer, avec mes recettes favorites : un petit pot de beurre dans un panier pour les voyages du grand méchant loup aux cheveux blancs. C’est la nourriture d’un astronaute qui disparaît dans l’espace. Je vais sur Mars. Avion jusqu’à Dubrovnik, puis avion privé pour aller plus vite. Je ne vais pas me mettre sur les routes.

Les routes croates n’ont pas changé depuis mon enfance, elles valent celles du Limousin, et les années de guerre n’ont rien arrangé. Je suis retourné à Split, mais sans m’y arrêter. Comme j’ai horreur du bruit de l’hélicoptère, j’ai acheté ce bateau, assez confortable, pas trop grand, avec une cabine spacieuse, un équipage de trois Croates habitués au tourisme de luxe, mafieux jeunes et bien élevés. Je voulais aller dans les îles. Je n’ai pas le mal de mer. Mon médecin, qui ne m’a jamais totalement compris, m’a aussi déconseillé la mer : tant pis, si je meurs de ce petit choc, c’est que je ne suis plus bon à rien et qu’il vaut mieux, en effet, arrêter là. Avec mon bateau, incognito, et mes trois marins hors de prix, je ne risque pas grand-chose. Sinon de mourir chez moi, sur la mer, au bon air, en regardant le paysage que j’aime le mieux au monde. Sauf si je me flanque par-dessus bord.

Nous faisons escale à Hvar, le Saint-Tropez sans vedettes d’un pays sans cinéma. Un Portofino croate, où tout est pauvre. Ce qui a fini par se savoir, les milliardaires sont à l’affût. C’est devenu assez luxueux, un bar un peu voyant mais de bon goût s’appelle le Carpe Diem ; beaucoup de flâneurs italiens et quelques Allemands. Plus de police, plus de journalistes, plus d’admirateurs. Je reste au soleil à regarder les bateaux sortir du port. La rade est vide dans la journée, sauf les quelques navettes qui proposent des excursions à l’île de Jerolim. À la terrasse du Carpe Diem, reconnu une vedette mondiale du film porno. J’imagine qu’en vacances, à Jerolim, il évite la plage naturiste, le cher garçon. Il ne sait pas qui je suis. Il est avec sa femme et ses deux enfants. Si une pornostar peut prendre un jus d’orange en famille dans cette ville, c’est que je suis en sécurité. Les paparazzi ne savent pas comment venir ici. Je visite la cité. À la perpendiculaire du rectangle formé par le port, un autre rectangle, la place centrale, conduit à la cathédrale. Elle s’élève comme une scène de théâtre, sans acteurs ni spectateurs. Des pierres minuscules chauffent au sol et sur les murs, comme un marbre poli qui sent l’huile d’olive. Tout au long, un seul banc de travertin court au soleil autour de la place. Je choisis une portion d’ombre, et je m’installe pour écrire. Voilà ce que je serais devenu, si j’étais resté ici, le plus vieil homme de Hvar, le plus respecté des pêcheurs, le vieux qu’on est habitué à voir à cette heure-là sur ce banc de pierre à regarder voler les oiseaux.

Coup de tonnerre, il semble que la mort rôde encore — et qu’elle ne sache pas très bien reconnaître, du premier coup, celui qu’elle doit venir chercher. C’est mon heure, je suis nu devant elle, je l’attends. Elle joue à celle qui est en retard, qui n’est pas tout à fait prête, qui vérifie encore devant sa glace si elle n’a rien oublié avant de partir. D’un bond, elle se précipite chez un autre : « Juste une course, ensuite, je suis à toi, patiente. » Au kiosque à journaux, je suis étonné de voir des journaux français. J’en achète un, avec le prix en kunas écrit au stylo. Le vendeur me sourit en me prenant pour un étranger. En couverture, j’ai le sentiment de connaître le jeune homme aux allures de toréador gominé qui sourit bêtement. Je m’exerce à ne pas lire le texte, pour retrouver son nom. Il ne me vient pas ; je le scrute à nouveau ; je l’ai vu à Split, le jour de l’enterrement de Virgile ; il était parmi ces visages nouveaux pour moi dans le froid de ce matin qui me semble déjà loin, déjà une page de mon passé — comme si ce voyage annonçait mon avenir. Je déplie le journal : son nom est en grosses lettres. C’est Pierre, le pilote, qui vient de se tuer au volant, comme il se doit. Pierre, le jeune mari de Manette qui la trompait à tour de bras mais dont elle se montrait plus que contente. Je revois leur appartement, mon immense paysage au-dessus du canapé de cuir glacé blanc qu’il avait choisi. Que va-t-elle accrocher à la place ? Sa voiture est sortie de la piste. Je revois son profil s’incliner devant Nahoum. Je regarde la photo. Il avait l’âge de mourir en héros. Je pense à Manette, mais je n’ose pas l’appeler au téléphone, ni lui écrire tout de suite. Je pense au choix que les dieux ont donné à Achille, d’une vie longue et sans éclat ou d’une vie brève avec une glorieuse mort.

La mer ici ressemble à celle de l’Odyssée, avec ses rochers, ses reflets mauves et l’écume qui laisse entendre les soupirs des sirènes. Le soleil enflamme la place qui monte vers la cathédrale. Je ne vais tout de même pas y entrer pour prier pour ce petit frimeur que je ne connaissais pas et qui gagnait des fortunes en jouant à la roulette russe. J’entrerai peut-être pour trouver le frais. Voici l’immortalité de Pierre : la une souriante de mon journal, distribué à Hvar et sur toute la planète, et sans doute aussi dans les journaux italiens, anglais, colporté en ballots jusqu’aux îles de l’océan Indien. Demain, il est oublié. On fabriquera d’autres pilotes. J’espère que Manette hérite. Elle n’en trouvera pas facilement un autre, si jeune, si beau, si riche et qui aime les vieilles.

Le lendemain, nous rembarquons. Mes trois marins n’en reviennent pas d’avoir passé une nuit tous frais payés dans le meilleur hôtel de Hvar. Un hôtel de grand luxe de l’époque de Tito, quand le tourisme tournait à fond et qu’on me proposait d’exposer pendant le festival de Dubrovnik. Lampes de chevet orange, panneaux de chêne dans les salles de bains, ascenseurs de palaces soviétiques, dans un village de pêcheurs. Mes œuvres à Dubrovnik, je n’ai jamais voulu. Je tenais beaucoup à ma dissidence — c’est ainsi qu’on va au Nobel, mon « oncle Mustapha » me l’avait toujours dit. La Terre entière se retrouvait à Dubrovnik pour entendre les divas à la mode et saisir quelques images de la douceur de vivre croate au temps de la dictature. Même Fernand Braudel, le grand historien, avec ses lunettes en cul de bouteille, ne détestait pas les archives de Dubrovnik et je crois que Tito aurait fait une bonne opération en le nommant ambassadeur ou ministre.

Braudel se mettait en terrasse devant la cathédrale, dépliait son journal et racontait la bataille de Lépante à la serveuse. Je l’aimais bien. Pendant ces années, tandis que l’intelligentsia occidentale découvrait la Yougoslavie, je pleurais sur mon pays. Aujourd’hui, je peux avouer que c’est le petit État indépendant que je préfère au monde, le sol fertile de ma vieillesse, plus beau que l’Italie et que la Grèce.