Cap sur une île plus lointaine. Je me sens reprendre vie. Hvar avec ses volets verts et bleus, ses restaurants qui font le risotto nero et le poulpe à la figue sent encore trop le monde. C’est un détour, je voulais revoir cette place, ces petits obélisques de pierre vénitiens autour de la rade, un souvenir de mon premier voyage ici, quand j’avais mes parents avec moi. Il faut que j’aille plus loin. Je veux trouver un port où l’on ne reçoive pas la mort par le journal. Mljet est une île mythique de l’ancienne Yougoslavie, un des hauts lieux du régime de Tito. Refuge pour apparatchiks, elle avait des allures de coffre-fort boisé, de monastère-prison pour conférences estivales avec les représentants des pays frères en chemises à fleurs, sandales et cigares offerts par Cuba. Elle semble devenue un banal parc naturel, mais encore si peu connu que l’on n’y croise personne. Le seul hôtel se nomme l’Odisej. On replante une végétation qui est celle de l’Antiquité. C’est une île longue et étroite avec les chemins les plus dangereux de la Méditerranée, tout est à pic. Enfant, j’en avais beaucoup entendu parler. Personne ne m’y conduisit et je croyais que cette île était le pays des fées.
C’est, à cent ans, mon premier voyage à Mljet. Je sais ce que je fais. J’y parviens la semaine de mon anniversaire, comme Galaad arrivant vers le Graal.
Le bateau entre dans une jolie crique, en plein soleil, avec une eau vert pâle. Aucun autre bâtiment à l’ancre, mais des rochers disposés pour former un mouillage. Quelques maisons, cinq petits restaurants vides, donnant sur l’eau, des planches, le village s’appelle Polace : Mljet avait commencé à s’armer pour attendre des touristes qui ne sont jamais venus. J’ai invité mon équipage à déjeuner. Je leur parle en croate, ils aiment entendre mon accent français. Je n’ai pas grand-chose à leur dire. Bojo, le plus jeune, est allé s’enquérir d’une voiture : aucune difficulté, le parc naturel a son service de navettes qui vont au lac, c’est le plus simple. Nous irons après le repas. J’aime savoir exactement ce qui m’attend, j’ai étudié à fond la carte de l’île, comme dans les romans de Jules Verne. Nous marchons jusqu’à la navette, dans les ruines d’un « palais romain », qui a donné son nom à ce petit port naturel, en réalité une forteresse qui a dû servir à toutes les époques. On a replanté des arbres, refait les murets, l’île est entretenue par le gouvernement ou un organisme international : tout ce luxe pour nous seuls. Personne ne viendra jamais jusqu’ici. Sept minutes plus tard, nous sommes sur les bords du lac qui, à l’origine, était d’eau douce, jusqu’à ce que des moines du XIIe siècle, qui n’avaient aucun sens de la poésie des lieux, pour se ravitailler, le fassent communiquer avec la mer ; on voit nettement les rives d’en face, on loue des canoës (bâchés en cette saison car il n’y a pas âme qui vive). Un bac nous conduira non pas de l’autre côté, mais au centre, sur une île « seconde » ; Mljet est la seule île de Méditerranée qui possède une autre île en son centre, un satellite dans ses entrailles, un caillou dans son for intérieur.
Sur ce rocher, île dans l’île, au Moyen Âge, les bénédictins ont construit un petit monastère roman. J’entre en tremblant dans l’édifice. Passés à la chaux, les murs frais, jaunes, blancs, bleutés, me réjouissent. L’église est petite, avec des bois peints, des fleurs fraîches un peu partout. À droite, une porte donne sur le cloître. Au centre de l’île, au centre du lac, au centre de la grande île, ce cloître contient, en son centre, un puits. Et sur la margelle, on a sculpté une amphore à deux anses. Je ne me lasse pas de la regarder. Je m’assieds devant, dans la poussière. Je suis venu m’y désaltérer.
C’est cette amphore que je voulais trouver, ce vase sacré qui contient sa part invisible. Non pas le Graal, ou le néant, ou le travail qui est un trésor, ou l’entrée des enfers, l’antre de la Sibylle — rien de tout cela. Au bout de la quête, détail dérisoire dans une vie ratée, mais sublime dans une vie comme la mienne, il y a ce puits qui conduit au centre de la Terre, plus profond que le puits de la Grande Mosquée de Kairouan qui communique avec celui de La Mecque, plus ancien que le puits des fées dans le jardin de Brocéliande, plus pur et plus clair que le chœur des vierges dans les tragédies antiques. Le puits de l’île croate où je me sens le mieux chez moi. Mon centre du monde. L’endroit où je voulais venir avec mon fils.
J’habite seul, maintenant, mes impostures. Les semaines de tumulte sont derrière moi. Le château de Cérisoles-sur-Loire me ressemble plus que je ne l’avais d’abord cru. Je pense que seules une vingtaine de pierres doivent dater du temps de François Ier. Tout est faux. Une imposture vieille de cent ans, bien patinée et bien noircie, devient un intéressant objet d’histoire. J’ai donc dit merci et au revoir au gentil petit « quilles de serin ».
Mon affaire est moins noble, moins monumentale, mais qui sait si le siècle prochain, le XXIIe, ne me rendra pas justice. « Il n’était pas le génie qu’il croyait — comme si je croyais à quelque chose —, son œuvre vaut comme témoignage, comme œuvre à part entière… » Oh, puis, la barbe, les cuistres diront ce qu’ils voudront. Je pense surtout maintenant à préparer la sortie du purgatoire qui suivra les vingt ans d’oubli nécessaires à ma survie définitive.
Je vais mourir au plus haut. Lavé, blanchi, célébrissime grâce à cet énorme scandale. C’est moi, le château qu’on décape. Je vais mourir seul sans mon fils. Sans mes fils. Fratricides. Incestueux.
Je retarde ainsi un peu le début de la traversée du désert, qui ne commencera pas nécessairement au lendemain de ma mort, grâce à ce catalogue en deux volumes. Il met à l’abri mes enfants encore en bas âge pour quelques années, mes petites larves que Nahoum couvera longtemps, je le sens. Pour le moment, Cérisoles est un chef-d’œuvre de la Renaissance et moi un génie des temps nouveaux, qui vient de fêter avec discrétion ses cent ans, sur une île dans une île — décidé à conquérir une nouvelle génération de public. Les jeunes sont déjà de mon côté, ils s’identifient à mon petit Virgile. J’ai vu sa photo sur des affiches, et son portrait à dix-sept ans est la carte postale la plus vendue de la boutique. Il est en train de devenir aussi célèbre qu’Arthur Rimbaud photographié en premier communiant. Virgile de Gossec, martyr de notre jeunesse.
Les cinq ou six ans qui suivront ma disparition, ce sera le silence, la révélation de mes secrets, le discrédit, la mort véritable. Ce que je dois réussir, le second combat, après avoir convaincu les vieux crabes et les hyènes mielleuses, c’est le retour en grâce, vingt ans ou trente ans après, avec d’autres armes. Il était réellement grand non pas dans ses tableaux ni dans ses œuvres conceptuelles, mais…, mais…, c’est cela que je dois mettre en place. C’est là que Virgile — ou un Paul qui aurait su m’aimer, que j’aurais connu, qu’on ne m’aurait pas volé pour en faire un ennemi et un meurtrier — me manque.
Il aurait eu cinquante ans et toutes les clefs. Je lui aurais donné la recette. Manette sera morte. Jacques et Huguette seront morts. Étienne Lemoine ne saura pas, il errera ailleurs depuis longtemps. Mes deux fils aînés ne comprennent rien. Virgile manque. Il aurait suivi à la lettre ce que je lui aurais indiqué, le prix de sa vieillesse heureuse, ce qui aurait financé ses parties fines à cinquante-cinq ans. Les lots de toiles et de dessins à sortir à ce moment-là seulement. Je dois donc me débrouiller seul. J’aurais aimé au moins des petits-enfants. Personne ne saura comment s’y prendre. Tenter de faire sortir de cet amas de photographies et de la prose de la chèvre savante ce qui servira à démontrer que ce vieux Rex, dans sa préface, n’avait rien compris, avait été indécrottablement de son temps, sans voir qu’« aujourd’hui, en 2025 ou 2030, si Gossec mérite encore sa place dans nos musées, c’est au contraire parce que…, parce que… ». Voilà la recherche qui pourrait occuper mes derniers mois, la mise en place de cette machine à retardement. Si elle n’éclate pas, si ma mèche fait long feu, ce sera le silence, l’oubli pour des milliards de jours, une tombe anonyme près des ruines impériales de Split. Devant les murailles de cyclope du palais de Dioclétien, le premier empereur qui ait abdiqué, devant la Méditerranée qui change tellement au matin, quand les cloches sonnent et que le soleil se lève.