Выбрать главу

J’avais à ma disposition quelques autres recettes. J’aurais pu former un ou deux disciples. C’est la technique la plus ancienne. Vieux comme Titien, j’aurais eu mes Palma et mes Vincenzo Catena. Ils se seraient révoltés, auraient fait d’autres choses puis seraient revenus à moi, ou du moins, parce qu’ils auraient été mes élèves, auraient servi ma cause auprès de la postérité. Autre hypothèse, celle que j’ai malgré moi mise en pratique, régner seul, ne pas me reconnaître de fils spirituel, pas plus que je n’avouais mes maîtres. Me dire fils de Piero della Francesca avec l’espoir fou que les siècles à venir verraient en moi, Gossec, l’obscur imposteur du début du XXIe siècle, le seul maître possible dont le vrai génie à venir pourrait, à la limite, risquer de se réclamer sans déchoir. Devenir le maître d’un vrai génie que je ne verrai pas naître. C’est un peu risqué comme pari, et je ne puis même pas dire que je l’ai conçu, à une date donnée, comme un pari possible, mais je vois maintenant que c’est à peu près le seul espoir qui me reste, pour sortir de l’ombre dans ce siècle qui commence, maintenant que Virgile mon fils n’est plus là pour m’aider.

Au retour de Croatie, je vais à Paris, je pense, pour la dernière fois. Jacques conduit lentement, je le lui ai demandé. Huguette est venue avec nous, pour profiter du voyage afin de voir sa sœur « qui habite dans la capitale » — un comportement sublime de provincialisme 1950, devant une telle requête, comment refuser ? J’ai peu changé. La ville me reconnaît tout de suite. J’avance dans les rues comme un drogué qui retrouve ses poisons après une cure de désintoxication. J’entends, dans mon cerveau, le crépitement des chênes centenaires dans ma cheminée de Cérisoles. Le grésillement des soirs d’hiver accompagne mon entrée triomphale. Je veux revoir la porte Saint-Martin et la porte Saint-Denis. Je descends de voiture, avec ma canne, mais seul, pour regarder le relief qui représente Louis XIV. Je passe, avenue Georges-Mandel, devant la maison où est morte Maria Callas. On a planté des fleurs devant ses fenêtres, où j’avais été reçu autrefois, c’est une gentille attention municipale. Si elle avait été centenaire, j’aurais bien aimé l’épouser, je valais bien ses autres maris.

Je fais halte dans deux boutiques de luxe, pour acheter des souvenirs à cette chère Huguette et pour le plaisir d’entendre le fameux : « C’est trop beau pour moi. » Elle est flattée d’aller se montrer avec moi aux vendeuses, qui me reconnaissent. Fatalitas ! Chez Dior, nous tombons sur la petite marquise de l’Aiguille qui faisait sortir des sacs à main de boîtes en carton blanc. Elle vient m’embrasser. On n’est tranquille nulle part. Je lui dis que je serai toujours heureux de les accueillir en famille à Cérisoles. Ils viendront, mais sans les enfants, qui ont horreur des voyages. Je ne sais pas pourquoi, cela me vexe. Son regard se pose sur moi, elle m’inquiète. Je me demande ce qui se prépare encore. Je suis saisi de panique, comme si tout ce cauchemar pouvait recommencer. Vais-je mourir avec cette angoisse au corps, ce regard de la mère de famille qui se détourne de ses sacs à main parce que je suis là, qui me parle en me fixant comme si j’étais Landru innocenté, l’air pas clair, pas net malgré tout. Le capitaine Dreyfus à son retour de l’île du Diable. J’aime les enfants, on veut me les cacher, pauvre idiote. Je ne sais pas si elle a dit cela pour me blesser ou parce qu’elle ne pense plus déjà au faux scandale de ces derniers mois. Le directeur du magasin sort lui aussi d’une boîte pour m’accueillir. Je fuis. La petite l’Aiguille se ravise sur le seuil :

« Je peux vous parler un instant seul à seul, cher maître ? Vous savez que mon mari a cherché à vous joindre pendant ces derniers mois. Vous ne l’avez jamais rappelé. Il a préféré vous laisser tranquille, il avait quelques éléments importants à vous donner.

— Vous lui transmettrez mes excuses. Mais je serais très heureux de le voir, ce cher Pierre-Louis. Il m’a envoyé un mot au pire moment, très chaleureux. Je dois vous dire, tous mes amis ne l’ont pas fait. Vous savez peut-être, par hasard, ce qu’il voulait me dire ?

— Je crois qu’il voulait vous rendre une petite caméra que votre femme a oubliée chez nous quand elle est venue dîner.

— Une caméra en métal gris ? Je pense qu’elle ne s’en soucie plus, elle en a une autre qui ressemble à un véhicule spatial miniaturisé. Mais pourquoi ne viendriez-vous pas une de ces prochaines semaines, pour la lui rendre vous-même. Nahoum serait ravie.

— Je ne suis pas sûre. Comment vous dire ? C’est pour ça que Pierre-Louis voulait vous parler directement, et qu’il a renoncé avec toute cette pénible actualité.

— Vous voulez dire ?

— Il adore ce genre de petit jouet. Il a voulu l’essayer. Il n’a pas pu s’en empêcher. Il n’aurait pas dû. Il a filmé un peu le parc Monceau. Nous avons regardé le film. Il faut que Pierre-Louis vous le rende à vous. Je suis désolée d’insister. Vous ne voulez pas venir maintenant, je crois que nous serions soulagés. Nous ne pouvions pas vous écrire ni vous téléphoner, par prudence, avec tous ces journalistes qui s’acharnaient sur vous.

— Bien, je vous suis, j’ai une heure devant moi, pas plus.

— Pierre-Louis est au bureau, à la Défense, je l’appelle. »

À peine entré dans le somptueux appartement bourgeois de l’ancien seigneur de Cérisoles, je le vois qui déboule, écarlate, un dossier sous le bras. Il se trouble, bafouille. Je m’assieds sans qu’il ait eu l’idée de me proposer de le faire. Il bredouille.

« Remettez-vous, mon cher Pierre-Louis. Vous avez regardé un film fait par ma femme et ça vous a fait peur. Je vous comprends. Elle joue avec les images, c’est une artiste très contemporaine.

— Je voudrais vous montrer ce film. Je pense que vous devez le voir.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il représente le corps d’un homme, un homme nu.

— Un cadavre ?

— Non, pas du tout.

— C’est déjà ça, je préfère que ma femme soit adultère, filme le corps d’un homme, que meurtrière. Je dois vraiment regarder ? Vous savez que mes yeux ne supportent pas de fixer trop longtemps un écran.

— Cela dure moins de deux minutes. »

Les images défilent, en petits morceaux, comme tout ce que filme Nahoum, un puzzle, une jambe bronzée, un pied en gros plan, un doigt, un plan qui caresse un dos, le grain de la peau en lumière rasante, une fesse, une autre fesse, un gros plan. Je revois avec stupeur un petit tatouage en forme de couteau stylisé, manche noir, lame blanche, couleur bronzage. Un flou, il se retourne. L’image devient sépia. Le visage qui passe vite, en profil perdu, et son ombre sur le drap, sa moue. Virgile ? Je ne suis pas sûr. Ses dents ? Sa langue ? Il sourit.

« Vous avez la date ?

— Elle s’inscrit automatiquement. Regardez. Dix jours avant.