— Avant la mort de mon fils ?
— Oui. »
Je ne suis pas sûr d’avoir reconnu Virgile. Je ne suis pas sûr non plus que Paul ait été son frère. Je sais qu’on peut faire dire ce qu’on veut aux images. On voit une bouche et un profil qui bouge, en ombre chinoise. Je ne sais pas si c’est Nahoum qui le caresse. Si c’est elle, je n’imagine pas qu’elle ait pu oublier un objet aussi compromettant chez ces idiots, ces gros patauds qui me le montrent en se tordant les doigts. Je pousse jusqu’au bout la logique de ce film, s’il s’agit bien de Virgile et de Nahoum. Mon fils et ma femme se sont aimés. C’est déjà l’histoire de Phèdre, ils auraient pu trouver plus neuf.
Pablo était jaloux. Pablo voulait détruire Virgile et Nahoum. Pablo jalousait Virgile d’avoir une belle-mère aussi sublime. Pablo avait fini par les haïr comme il me haïssait moi. Il a tué Virgile, il voulait tuer Nahoum, et moi sans doute ensuite, et lui-même à la fin. Virgile, le fils de ma seconde femme, était peut-être le père de mes jumeaux, des enfants de ma troisième femme, Paul et Virginie, qui à cinq ans vivent déjà leur grand amour dans leur grand lit commun. Mes enfants. Mes petits-enfants. Peut-être que toute cette histoire est un mauvais « scénar » inventé.
Je ne demanderai rien à Nahoum.
C’était normal qu’elle couche avec Virgile. Elle avait envie, de temps à autre, d’un corps jeune. Je ne vais pas être jaloux, j’ai cent ans, j’ai mes exigences curieuses. Il était beau, moins compliqué que son ancêtre de père. Il était le seul qui ne pouvait pas se vanter de coucher avec elle, le seul avec lequel cela resterait secret. Aucun autre. Il est mort. Elle l’a pleuré devant moi, devant tout le monde. Elle a mis sa photo dans la chambre des enfants.
Je ne demanderai rien à Nahoum, mais je lui rendrai sa caméra avec son film pour qu’elle comprenne que j’ai compris. Et qu’on n’en parle plus.
Je me rends ensuite aux éditions Continental, dans le vieil immeuble de la rue d’Enfer, heureusement pas dans leur nouvelle tour de verre à Beaugrenelle. L’accueil est princier. Je suis un peu sonné. Le livre est prêt. Je suis venu pour signer les cinquante premiers exemplaires. Il pèse au moins deux kilos, deux volumes, un index, toutes les photos. Je commence par aller dans une salle de bains avaler mes huit cachets. Je me calme peu à peu, j’ouvre la porte et je sors. J’appelle Nahoum pour qu’elle vienne me chercher ce soir, et parce que j’ai envie de repartir dans sa voiture, avec elle, pour Cérisoles. J’appelle mon médecin, le docteur Andersson.
Je pense d’abord ne pas l’ouvrir. Je connais par cœur ce qu’il contient. Je ne suis pas assez bête pour prétendre, à près de cent ans, découvrir mon œuvre avec les yeux d’un autre, avec l’émerveillement d’un jeune homme ignorant.
Je ne savais pas, jusqu’à quarante ans, à quel point l’art pouvait tout me donner, tout ce que la vie peut offrir, jusqu’aux rêves de mon père, aux idées de ma mère, aux amours de mes trois femmes, aux drogues de mon fils, à ses parties carrées, à son frère, son assassin. Et par surcroît, tout ce que je ne demandais pas, même dans mes prières les plus secrètes et les plus tristes : la fin de Virgile, la trahison de mes enfants, la solitude et la mer le soir, la Méditerranée de mon enfance, l’île sur l’île et le soleil dans les bois de Cérisoles. Je ne savais pas qu’un jour les tours roses et blanches du palais de François Ier seraient à moi, que les murailles de Split, je pourrais aider à les préserver, que je donnerai des pierres à l’avenir. On me propose même d’acquérir le monastère de Mljet. Je peux posséder ce que je vais quitter. C’est ce qui reste de ma vie, plus que ce livre, mes châteaux bâtis contre mes angoisses, prêts à entrer dans ma légende.
Les premiers mois du XXIe siècle ont été un chaos que j’ai traversé à toute allure. Une accélération de ma vie. Une tourmente à laquelle je n’ai pas compris grand-chose, dans un univers dont je ne saisis pas les règles. Je suis effrayé pour la suite. Le mieux armé, c’est Étienne, mais que va-t-il comprendre au monde réel ? J’ai peur, pour les autres, pour ceux qui vivront dans ce siècle nouveau. Je n’ai pas, au milieu de ce tourbillon, retrouvé ma stabilité, celle qui était encore la mienne quand je commençais ces cahiers noirs. C’est comme si j’avais cru à tout, comme si je donnais raison à ceux qui m’aiment, comme si, malgré mes impostures, mes trahisons, malgré l’argent mal gagné, malgré les femmes trompées, les hommes bernés, la vie passée dans le mensonge et dans un rôle qui m’allait trop bien, malgré ces trois petits cahiers, il restait un ensemble de pages, portant chacune quelques photographies. Ce livre va « demeurer » après moi. Que contient-il ? Ce que les autres verront, ce que j’ai, moi aussi, le droit de regarder, avec stupeur, comme le catalogue de ces souvenirs qui me donnent — quand je me prends au jeu, et le gâtisme aidant sans doute — l’illusion de croire à la postérité. Je n’y pense pas, sauf aujourd’hui, pour la première fois, aux Champs-Élysées. Je demande au chauffeur de faire le tour de Paris, de s’arrêter à quelques stations de mon chemin de croix. Les trois adresses du ramassage des poubelles, entre autres. J’ai aussi mes stations secrètes, dont je n’écrirai pas, même ici, les noms, lieux d’un instant, vieux de quarante ou cinquante ans, et que j’ai voulu revoir, parce que je n’avais pas oublié.
Je veux garder ces images, pas celles de ce livre clos qui m’oblige à ne plus rien produire. Je ne puis même plus écrire, juste dicter dans ce petit appareil pour terminer ce cahier que Virgile ne lira pas et que j’avais débuté en pensant à lui sans pouvoir encore me le dire. Je n’écrirai rien de plus, je ne bifferai rien non plus. Toute cette prose, avec le récit de l’enquête, sera bonne à lire. Cela fera des droits d’auteur pour les deux enfants de Nahoum. J’ai refait un testament dont un codicille règle la commercialisation de mes trois cahiers et de cette bande magnétique dans leur intégralité. On en fera un livre, qui sera dédié à mon fils : « À Virgile de Gossec, in memoriam », deux tombeaux en un. Je me force à ne pas devenir ma dupe. Ce serait pourtant si simple. Trois livres : les deux volumes du catalogue et celui-ci, un peu plus iconoclaste peut-être, et encore. Une consolation aux portes du paradis, un beau gâteau sur une table bien servie dont je sais qu’il ne faut manger sous aucun prétexte. Le vin du ciel dont je ne dois pas boire. La vérité que j’ai fabriquée avec patience et à laquelle il n’est pas permis que je croie. Ce serait l’embaumement, la perte du sens critique, l’aveuglement, la dernière glissade sur la pente, la dernière chevauchée, le chant du départ de Gossec.
Ce livre me tend ses pages, c’est ma mort. Si je crois ce qu’il montre, je risquerais même de mourir heureux. Seul et satisfait, perdu dans les couloirs de mon château royal, aveugle, tâtant les objets pour les reconnaître, prêt à tomber dans le grand escalier où François Ier fit défiler les ambassadeurs de Soliman.
Je résisterai à l’envie de faire croire à ma mort. Ce livre m’en dispense, je suis déjà depuis si longtemps retiré dans un monastère à mener la vie d’un moine. Avec les bénédictins de Mljet, s’ils reviennent un jour occuper leur abbaye. Je ne verrai pas mes funérailles nationales, le discours de « la ministre », les trois minutes interminables au journal télévisé, l’extrait bien choisi de mon dernier entretien, « La mort, je la connais depuis toujours, je crois l’avoir, une fois, rencontrée », les vieux amis debout qui râlent un peu. Nahoum tout en blanc. Les éloges des magazines branchés : « Il n’avait voulu aucun honneur, on l’avait forcé à tous les accepter. Reste une œuvre unique, bicéphale et un peu intimidante, conceptuelle et réaliste. » On parlera de ma schizophrénie sublime. On ira interroger le gardien de Cérisoles, peut-être mon excellent Jacques, Huguette, Nahoum l’intimidante et les visiteurs. « Pour la première fois aujourd’hui, le grand château est vide », « Nahoum de Gossec a renoncé au mannequinat en se mariant, veuve, pour dire sa douleur avec d’autres mots, elle pense maintenant à l’écran », « Le texte du message du pape à Nahoum de Gossec et à ses enfants », « La reine d’Espagne à l’enterrement »… C’est assez bien ficelé. Cela m’a laissé dans la bouche le goût des orangeades de mon enfance à Split. Je m’en serais bien resservi un autre verre. J’aurais voulu tous les visages, tous les tableaux, les installations, les photos des happenings.