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Je suis amoureux, je fais même encore vraiment, quelquefois, l’amour avec ma femme, qui n’est pas dégoûtée. Heureusement qu’elle ne filme pas ça, qu’il n’y a pas de caméra derrière la glace de la cheminée. Deux heures avant, j’avale une petite pastille bleue. Elle se laisse faire. Elle me ménage, ma jolie muse africaine, elle prend soin de ne pas briser le petit macchabée chaud qui se trémousse doucement sur elle. Je joue avec sa poitrine, un peu plate selon les normes des magazines de cette année : elle a su quand il fallait arrêter sa carrière. Je jouis sans bruit, car à mon âge il faut économiser ses râles en vue du bouquet final. Elle me regarde longuement, après, quand je m’endors dans ses bras. Dieu sait à quoi elle pense. Elle est si jeune. L’âge d’une petite fille. Aucun de mes enfants ne s’est reproduit, je mourrai sans avoir été l’aïeul de personne.

En art, j’ai joué deux jeux contraires et je ne me suis pas perdu. Cela aussi il faut que je l’écrive, en toutes lettres, sans rire, sans mentir, dans ce cahier pour que mon fils, mon fils préféré, comprenne ce qu’il a toujours soupçonné depuis ses jeux d’enfant : je n’ai jamais été ma dupe. J’ai seulement tout raflé. Avec méthode, miette par miette. Sans rien laisser aux autres. Mais pas tout de suite. J’ai pris mon temps. Je savais que je les enterrerai tous. Le gros lot a été long à venir.

Je me goinfre d’images. D’images fixes. J’ai quelques cartes postales punaisées dans l’atelier, comme des jokers que je joue depuis les années de Saint-Germain-des-Prés. Elles coulent de source : Masaccio, Piero della Francesca, Fra Angelico. Je me tais. Je les regarde. On les photographie. Dans tous mes portraits, on les retrouve. Les caméras s’attardent sur elles. On me pose toujours les mêmes questions. Les lieux communs, le dictionnaire des idées reçues au sujet de l’art, que je dois démentir, approuver, corriger. Je m’emploie surtout à l’enrichir : une idée reçue et acceptée, bien reprise, c’est un trésor. Je note toutes ces banalités, mon fonds, dans un petit carnet sur la couverture duquel j’ai inscrit : « mes stéréotypes ». J’en suis fier, certains ont été inventés pour moi et déjà repris pour d’autres. De jeunes artistes ont essayé de prendre le contre-pied, de faire le contraire, de s’opposer à mes rengaines ; c’est qu’elles fonctionnent. Je les souffle aux journalistes, je suis tenté de leur prêter mon carnet. Je colle le résultat, leurs articles, dans des albums, tous les mêmes, en cuir rouge grainé, du grand luxe, j’en ai deux rayonnages avec des étiquettes dorées donnant les années en chiffres romains — c’est presque trop beau pour la Bibliothèque nationale, où ces volumes sont censés finir si j’en crois mon testament.

« Vous allez avoir cent ans, vous êtes “le” peintre du XXe siècle, le contemporain capital pour tous les jeunes artistes du XXIe. Quel regard portez-vous sur l’art d’aujourd’hui ?

— Je ne suis pas peintre, je suis artiste, merci. Je n’ai pas fait que de la peinture.

— Comment vit-on la solitude dans un des endroits les plus visités de France ?

— J’ai besoin de la rumeur du public. Je ne vois personne. J’entends la foule qui se rue et rugit. Je ne peux pas parler de mon travail. Je suis un peintre religieux du Moyen Âge. Certains ont voulu voir du sexe dans mes dessins, ils se trompent, je n’ai voulu présenter que des idées.

— Vous êtes un artiste religieux ?

— Je crois à l’icône. Je hais les prêtres. »

Je sais quand il faut apparaître et se faire reconnaître à la fraction du pain.

Certains touristes, tous les deux mois, ont l’avantage d’entrapercevoir un petit vieux qui taille ses rosiers en silence. D’abord, ils ne me reconnaissent pas, ils n’osent pas imaginer que ce puisse être moi. Puis leur regard s’arrête sur ma légendaire canne à bout de caoutchouc, l’accessoire grotesque de ma déchéance, le sceptre de mon règne sénescent. Ils me contemplent sans m’adresser la parole. Ils me voient. Le génie. L’inaccessible. L’intouchable. L’incompréhensible. Le maudit. Le saturnien. Le sorcier. Faust. Le vieux Fingal. King Lear. Victor Hugo. Cruela. Sarastro. Michel-Ange. Michael Jackson. Le fleuve Alphée. Darth Vader. Charles Quint. Wotan. Lucifer. Ils le racontent pendant des mois. Le moment où l’on pénètre à l’intérieur du château, l’odeur du bois qui sèche dans la cour des écuries. Le vide de la cour d’honneur. Leurs petits-enfants s’en souviendront.

Je soigne chacune de ces apparitions de hasard. Autres questions, autres ritournelles.

« Vous redonnez la joie de vivre à ceux qui ont plus de quatre-vingts ans. »

J’ai vite compris que le troisième âge était le plus grand marché du monde, un univers en expansion, et que nul n’était en position de le conquérir. Pour faire rendre son argent au troisième âge, pour le faire rêver, le faire bien cracher, il faut appartenir au quatrième âge. Je suis le premier à y avoir pensé. Le seul à pouvoir l’entreprendre.

« Qu’avez-vous fait pendant cette longue période où vos œuvres n’étaient pas encore dans les musées, où votre cote n’atteignait pas ces records qui ont été pulvérisés depuis cinq ans ? »

Question idiote : j’ai fait des économies.

« Au fond de vous-même, avez-vous détesté Picasso ? »

Non, pauvre mec, je l’ai envié.

« Comment l’artiste vivant le plus cher du monde occupe-t-il ses journées ? »

Je suis les cours de la Bourse.

« Depuis deux ans, vous avez refusé tous les entretiens. »

On en fait un par mois, avec cette question-là.

Je suis le plus mystérieux, le plus inaccessible, le plus introuvable. On ne parle que de moi, partout. Je suis dans L’Equipe, L’Œil, Vanity Fair, Le Quotidien du Médecin, Time Out Londres, George, La Repubblica, le Berliner Zeitung, Zurban, sans parler des télévisions, des radios ou des sites Internet.

Je trempe avec délectation ma petite tartine de confiture de mirabelles dans mon thé, profitant de ce que Jacques ne me voit pas. Ma mère n’aimait pas me voir tremper, elle ne disait rien mais lançait la foudre de son regard, je crois la voir encore. Je ris intérieurement. Mon conseil à tous les centenaires : faire une petite bêtise par jour. Désobéir. Truquer un petit quelque chose.

Avec cette foule, je me sens dans un cocon. Les bonnes et braves gens qui viennent à Cérisoles, qui admirent le grand escalier où ils tournent comme des hamsters, les bâtiments de François Ier en forme de grille-pain, ce sont mes invités, mes amis — ils savent que je suis à quelques pas d’eux et que je travaille, en silence, dans la grange qu’ils aperçoivent derrière les arbres. Ils me gardent, ils comprennent que c’est à eux aussi d’empêcher les photographes, les critiques, les artistes d’approcher. Ils sont mon rempart vivant. C’est mon meilleur coup : m’être niché dans cette Tour Eiffel. La boutique est royale : on vend des cartes postales avec les rois de France, le maréchal de Saxe et moi, et des catalogues de Beaubourg en solde. Le chiffre d’affaires est supérieur à celui du comptoir du musée Picasso de l’hôtel Salé, ce qui me console de toutes mes années de vaches maigres, quand l’Espagnol collectionnait les châteaux et se montrait aux corridas. À la fin, je l’encorne. Mes tableaux, ma grange. Les branchés retrouvent ici les Bidochons qui descendent du car, en un touchant tableau fraternel. Je suis devenu la France. On imagine mon feu et l’on entend mes cantates de Bach. En vente à la boutique. Cette confiture dorée, elle aussi est parfaite, on pourrait peut-être en écouler quelques pots, j’en parlerai avec Huguette.