« Cette chose devient l’être des ouvriers à venir. »
— Nous parlons d’un passage ouvert sur un autre genre d’espace. Un lieu où les philotes existent déjà.
« Tous dans le même non-lieu. Pas de lieu dans cet endroit. Pas de localisation. Tous avides de localisation. Avides de configuration. Tous solitaires par essence. »
— Et vous dites que nous sommes faits des mêmes choses ?
« Comment t’aurions-nous trouvé autrement ? »
— Mais vous disiez que me trouver s’apparentait à la création d’une reine ?
« Nous ne pouvions trouver la configuration en toi. Nous essayions d’élaborer une configuration entre toi et les autres humains, mais tu n’arrêtais pas de bouger et de changer, et nous n’y comprenions rien. Et tu ne comprenais rien à nous toi non plus, si bien que ta tentative pour nous atteindre ne pouvait elle non plus déterminer une configuration. Alors, nous avons pris la troisième configuration. Ton rapport avec la machine. Ton désir pour elle. Comme le désir de vie du nouveau corps de reine. Tu étais en train de te lier au programme dans l’ordinateur. Il te montrait des images. Nous pouvions trouver les images dans l’ordinateur et nous pouvions les trouver dans ton esprit. Nous pouvions les apparier pendant que tu regardais. L’ordinateur était très compliqué et tu étais encore plus compliqué, mais la configuration était stable. Vous bougiez ensemble et, pendant que vous étiez ensemble, vous preniez chacun possession de l’autre, vous aviez la même vision. Et, quand tu imaginais quelque chose et le faisais, l’ordinateur faisait quelque chose à partir de ta projection imaginaire et imaginait quelque chose en retour. L’imagination de l’ordinateur était très primitive. Ce n’était pas le moi d’un être individuel. Mais tu en faisais un moi au travers du désir de vie. De ta tentative de rapprochement. »
— Le Fantasy Game. Vous avez élaboré une configuration à partir du Fantasy Game.
« Nous imaginions la même chose que toi. Nous tous ensemble. Nous appelions. C’était très étrange, très compliqué, mais beaucoup plus simple que tout ce que nous avons trouvé d’autre chez toi. Depuis lors, nous connaissons… très peu d’humains capables de se concentrer comme tu te concentrais sur ce jeu. Et nous n’avons vu aucun programme informatique qui réponde à un humain comme ce jeu te répondait. Il désirait aussi. Il tournait en rond, tentant de trouver quelque chose à faire pour toi. »
— Et lorsque vous avez appelé…
« La chose est venue. Le pont dont nous avions besoin. L’associateur pour toi et le programme informatique. Il maintenait la configuration en vie même quand tu n’y prêtais pas attention. Il était lié à toi, tu en faisais partie et pourtant nous pouvions le comprendre nous aussi. C’était le pont. »
— Mais lorsqu’un philote prend possession d’une nouvelle reine, il contrôle le tout, le corps de la reine comme les corps des ouvriers. Pourquoi le pont que vous aviez fait n’a-t-il pas pris le contrôle de moi ?
« Crois-tu que nous n’ayons pas essayé ? »
— Pourquoi ça n’a pas marché, alors ?
« Tu étais incapable de laisser une configuration de ce genre prendre le contrôle de toi. Tu pouvais volontairement devenir partie intégrante d’une configuration réelle et vivante, mais tu ne pouvais pas être contrôlé par elle. Tu ne pouvais même pas être détruit par elle. Et la configuration était tellement pleine de toi que nous ne pouvions même pas la contrôler nous-mêmes. Trop étrange pour nous. »
— Mais vous pouviez quand même vous en servir pour lire dans mon esprit.
« Nous pouvions nous en servir pour rester connectés avec toi malgré toute ton étrangeté. Nous t’avons étudié, notamment lorsque tu jouais. Et en te comprenant toi nous avons commencé à avoir une idée de toute ton espèce. À comprendre que chaque individu chez vous était vivant, sans qu’il y ait de reine. »
— C’était plus compliqué que ce à quoi vous vous attendiez ?
« Et moins compliqué aussi. Vos esprits individuels étaient plus simples dans les domaines où nous nous attendions à la complexité, et plus compliqués dans les domaines où nous nous attendions à la simplicité. Nous avons compris que vous étiez véritablement vivants et beaux à votre manière perverse, tragique et solitaire, et avons décidé de ne pas envoyer d’autres vaisseaux de colonisation sur vos planètes. »
— Mais cela, nous ne le savions pas. Comment aurions-nous pu le savoir ?
« Nous nous sommes également rendu compte que vous étiez effroyablement dangereux. Toi en particulier – dangereux parce que tu avais découvert toutes nos configurations et que nous ne trouvions rien d’assez compliqué pour t’égarer. Ensuite tu nous as tous détruits, tous sauf moi. À présent, je te comprends mieux. J’ai eu de nombreuses années pour t’étudier. Tu n’es pas aussi effroyablement brillant que nous l’avions cru. »
— Dommage. C’est le genre d’éclat qui nous serait bien utile en ce moment.
« Nous préférons une rassurante lueur d’intelligence. »
— Le cerveau humain s’engourdit avec l’âge. Donnez-moi encore quelques années et je serai tout à fait à point.
« Nous savons que tu vas mourir un jour. Même si tu as réussi à l’éviter bien longtemps. »
Ender ne voulait pas retomber dans l’une de ces conversations sur la mortalité ou d’autres aspects de la vie humaine que la reine trouvait si fascinants. Une autre idée lui était venue à l’esprit pendant qu’elle lui parlait. Une hypothèse insolite.
— Le pont que vous aviez fait, où était-il ? Dans l’ordinateur ?
« À l’intérieur de toi. De la même manière que je suis à l’intérieur du corps de la reine. »
— Mais sans faire partie de moi.
« Partie de toi, oui, mais sans être toi. Autre. Extérieur mais dedans. Lié à toi mais libre. Il ne pouvait te contrôler, et tu ne pouvais le contrôler. »
— Pouvait-il contrôler l’ordinateur ?
« Nous n’y avons pas songé. Cela n’avait pas d’importance. Peut-être. »
— Combien de temps avez-vous utilisé ce pont ? Combien de temps est-il resté là ?
« Nous avons cessé d’y penser. C’est à toi que nous pensions. »
— Mais il était quand même là tout le temps que vous m’avez étudié.
« Où serait-il allé ? »
— Combien de temps pouvait-il durer ?
« Comment pourrions-nous le savoir ? Nous n’avions jamais rien fait de pareil. La reine meurt quand le corps de la reine meurt. »
— Mais dans quel corps était le pont ?
« Le tien. Au centre de la configuration. »
— Il était en moi ?
« Evidemment. Mais il n’était pas toi quand même. Nous avons été déçus quand il ne nous a pas permis de te contrôler, alors nous avons cessé d’y penser. Mais nous voyons à présent que c’était très important. Nous aurions dû faire des recherches. Nous aurions dû nous souvenir de lui. »
— Non. Pour vous, c’était comme… une fonction naturelle. Comme le réflexe de serrer le poing pour frapper quelqu’un. C’est ce que vous avez fait, et, quand vous n’en avez plus eu besoin, vous n’avez pas remarqué si votre poing était encore là ou non.
« Nous ne voyons pas le rapport, mais il semble avoir un sens à l’intérieur de toi. »
— Cette configuration est toujours en vie, n’est-ce pas ?
« Elle pourrait l’être. Nous essayons de la percevoir. De la trouver. Où pouvons-nous chercher ? La vieille configuration n’est plus là. Tu ne joues plus au Fantasy Game. »
— Mais le pont serait toujours relié à l’ordinateur, n’est-ce pas ? Une connexion entre moi et l’ordinateur, donc. Mais la configuration aurait pu grandir, non ? Elle pourrait inclure d’autres humains aussi. Imaginez qu’elle soit reliée à Miro, le jeune homme que j’ai amené avec moi…