Il regarda Wang-mu, pelotonnée par terre à côté de lui. Elle avait fait de grands efforts, mais ses études avaient commencé trop récemment pour lui permettre de comprendre la plupart des documents qui défilaient sur l’affichage tandis qu’il cherchait une structure conceptuelle pour les voyages supraluminiques. La fatigue avait fini par triompher de sa bonne volonté ; elle était persuadée qu’elle était inutile, parce qu’elle ne comprenait même pas assez de choses pour poser des questions. Alors, elle abandonna et s’endormit.
Mais tu n’es pas inutile, Wang-mu. Même dans ta perplexité, tu m’as aidé. Un esprit brillant pour lequel tout est nouveau. Comme si j’avais ma propre jeunesse perchée sur mon épaule.
Comme Qing-jao, quand elle était petite, avant que l’orgueil et la piété la revendiquent.
C’était injuste. Un père n’avait pas le droit de juger ainsi sa propre fille. N’était-il pas satisfait d’elle à la perfection jusqu’à ces dernières semaines ? Fier d’elle au-delà du raisonnable ? La meilleure et la plus intelligente des élues des dieux, elle était tout ce pour quoi son père avait œuvré, tout ce que sa mère avait espéré.
C’était là que le bât blessait. Jusqu’à ces dernières semaines, il était par-dessus tout fier d’avoir respecté le serment qu’il avait fait à Jiang-qing. C’était une prouesse remarquable d’avoir réussi à élever sa fille si pieusement qu’elle n’avait jamais passé par une phase de doute ou de rébellion contre les dieux. Certes, il y avait d’autres enfants tout aussi pieux, mais leur piété était habituellement obtenue au détriment de leurs études. Han Fei-tzu avait laissé Qing-jao apprendre ce qu’elle voulait, puis avait habilement infléchi sa compréhension des choses pour la faire coïncider avec sa foi.
À présent, il récoltait ce qu’il avait semé. Il lui avait donné une image du monde qui préservait sa foi si parfaitement que, lorsqu’il avait découvert que les « voix » des dieux n’étaient que des pulsions génétiques avec lesquelles le Congrès les avait enchaînés, rien n’avait pu la convaincre. Si Jiang-qing vivait encore, Han Fei-tzu serait sans doute entré en conflit avec elle sur sa perte de la foi à lui. En son absence, il avait réussi à élever leur fille conformément aux désirs de sa mère, si parfaitement que Qing-jao avait pu sans aucun problème épouser les croyances de Jiang-qing.
Jiang-qing m’aurait abandonné elle aussi, songea Han Fei-tzu. Même si je n’avais pas été veuf, j’aurais été privé d’épouse sur-le-champ.
La seule compagne qui me reste est cette jeune servante qui s’est introduite dans ma maison juste à temps pour être l’unique étincelle de vie qui éclaire ma vieillesse, la seule lueur d’espoir qui vacille dans mon cœur assombri.
Ce n’est pas la fille de ma chair, mais peut-être qu’un jour, quand cette crise sera passée, j’aurai le temps et l’occasion de faire de Wang-mu ma fille spirituelle. J’ai fini de travailler pour le Congrès. Ne devrais-je pas alors me faire maître à penser, avec cette jeune fille pour unique disciple ? Ne devrais-je pas la préparer à devenir cette révolutionnaire qui pourra mener le peuple dans sa libération de la tyrannie des élus, puis mener la Voie à se libérer du Congrès lui-même ? Qu’il en soit ainsi, et je pourrais alors mourir en paix, en sachant qu’au terme de ma vie j’aurai défait toute mon œuvre passée, qui a renforcé les pouvoirs du Congrès et contribué à le faire triompher de tous ses adversaires.
La douce respiration de la jeune Wang-mu était comme son propre souffle, comme le souffle d’un petit enfant, comme le chant de la brise dans les hautes herbes. Elle n’est que mouvement, espoir et fraîcheur.
— Han Fei-tzu, je crois que vous ne dormez pas.
C’était vrai, mais il sommeillait à moitié et la voix de Jane venant de l’ordinateur le fit sursauter comme s’il se réveillait.
— Moi non, mais Wang-mu, oui.
— Alors réveille-la, dit Jane.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Elle a bien mérité de se reposer.
— Elle a aussi mérité d’entendre ceci.
Le visage d’Ela apparut à côté de celui de Jane dans l’affichage. Han Fei-tzu la reconnut immédiatement comme la xénobiologiste à qui avait été confiée l’analyse des échantillons génétiques que Wang-mu et lui-même avaient recueillis. Il devait y avoir eu du nouveau.
Il se pencha, tendit le bras et secoua la hanche de la jeune endormie. Elle remua. S’étira. Puis, se rappelant sans aucun doute son devoir, elle s’assit bien droite.
— Ai-je oublié de me réveiller ? Qu’est-ce qu’il y a ? Pardonnez-moi de m’être endormie, maître Han.
Elle allait se prosterner, dans sa confusion, mais Han Fei-tzu l’en empêcha.
— Jane et Ela m’ont demandé de te réveiller. Elles voulaient que tu entendes.
— Laissez-moi d’abord vous dire, commença Ela, que ce que nous espérions est possible. Les modifications génétiques étaient grossières et donc faciles à découvrir – je vois bien pourquoi le Congrès a fait de son mieux pour empêcher tout généticien qualifié de travailler sur la population humaine de la Voie. Le gène de la PNO n’était pas à sa place normale, et n’a donc pas été immédiatement identifié par les pathologistes, mais il se comporte exactement comme les gènes PNO naturels. On peut facilement le traiter séparément des gènes qui confèrent aux élus des dieux des capacités intellectuelles et créatrices améliorées. J’ai déjà mis au point une bactérie dissociante qui, une fois injectée dans le sang, trouvera le spermatozoïde ou l’ovule du sujet, y pénétrera, enlèvera le gène PNO et le remplacera par un gène normal, sans affecter le reste du code génétique. Ensuite, cette bactérie mourra rapidement. Elle est produite à partir d’une bactérie commune dont de nombreux laboratoires de la Voie devraient déjà disposer pour les travaux habituels d’immunologie et de prévention des anomalies héréditaires. Donc, tout élu des dieux qui désire donner naissance à des enfants dépourvus de PNO pourra le faire.
— Je suis le seul sur cette planète, dit Han Fei-tzu en riant, qui souhaiterait l’existence de pareille bactérie. Les élus n’ont pas pitié d’eux-mêmes. Ils se vantent de leur malheur, qui leur donne honneur et pouvoir.
— Alors, laisse-moi te dire ce que nous avons trouvé ensuite. C’est un de mes assistants, un pequenino nommé Verre, qui l’a découvert – je veux bien admettre que, personnellement, je ne prêtais pas une attention excessive à ce problème puisqu’il était relativement facile à résoudre, comparé à celui de la descolada.
— Ne t’excuse pas, dit Han Fei-tzu. Nous apprécions toute attitude généreuse dans un contexte si injuste.
— Ah bon ! dit-elle, apparemment troublée par cette courtoisie. Quoi qu’il en soit, Verre a trouvé qu’à l’exception d’un seul, tous les échantillons génétiques que vous nous aviez fournis se répartissaient en deux catégories bien tranchées, élus et non-élus. Nous avons fait le test en double aveugle, et ce n’est qu’après coup que nous avons vérifié la liste des échantillons avec les listes identificatrices que vous nous aviez données. Tous les élus avaient le gène modifié. Tout échantillon où le gène modifié était absent ne figurait pas non plus sur la liste des élus.
— Tous sauf un, as-tu dit.
— Avec celui-là, nous étions perplexes. Verre est très méthodique – il a la patience des arbres. Il était persuadé que cette unique exception était due à une erreur de transcription dans l’interprétation des données génétiques. Il a relu les résultats plusieurs fois et les a fait relire par d’autres collaborateurs. Il ne fait aucun doute que l’exception est manifestement une mutation du gène des élus. Il lui manque naturellement la PNO alors que sont conservées toutes les facultés que les généticiens du Congrès lui avaient conférées avec la prévenance que l’on sait.