Il l’avait dit pour plaisanter, mais lorsque les mots sortirent de sa bouche et que le visage de Quara s’assombrit, il comprit quel était exactement le secret que Quara était en train de révéler. Et la réaction de Quara vint confirmer ses soupçons.
— Ma conception de l’équité n’est pas toujours celle de ma mère, dit Quara. La tienne non plus, en l’occurrence.
Il savait qu’elle pourrait le faire, mais il ne lui était jamais venu à l’idée qu’elle puisse le faire si vite après avoir promis le contraire.
— Mais l’équité est-elle toujours ce qui compte le plus ? demanda Ender.
— Pour moi, oui.
Elle tenta de faire volte-face et de repasser la porte, mais Ender la prit par le bras.
— Lâche-moi.
— Faire des confidences à Humain est une chose, dit Ender. Il est très sage. Mais ne parle à personne d’autre. Certains pequeninos – certains mâles – peuvent se montrer plutôt agressifs s’ils croient être dans leur droit.
— Ce ne sont pas seulement des mâles, dit Quara. Ils se donnent le nom de « maris ». Peut-être devrions-nous les appeler « hommes », ajouta-t-elle avec un sourire triomphant. Tu n’es pas du tout aussi tolérant que tu te plais à l’imaginer.
Sur ce, elle partit en le frôlant, passa la porte et entra dans la ville.
Ender alla voir Humain et se planta devant lui.
— Qu’est-ce qu’elle t’a dit. Humain ? T’a-t-elle dit que je mourrais plutôt que de laisser quiconque anéantir la descolada si cela vous mettait en danger, toi et ton peuple ?
Bien sûr, Humain ne put lui répondre immédiatement, car Ender n’avait pas la moindre intention de frapper sur le tronc avec les baguettes ; s’il le faisait, les pequeninos mâles l’entendraient et accourraient. Il n’y avait pas de secrets entre les pequeninos et les arbres-pères. Si un arbre-père avait besoin de discrétion, il pouvait toujours s’entretenir silencieusement avec les autres arbres-pères : leurs esprits communiquaient de la même manière que la reine communiquait avec les doryphores qui lui servaient d’yeux, d’oreilles, de mains et de pieds. Si seulement, songeait Ender, je pouvais entrer dans ce réseau : un langage instantané fait de pensée pure projetable en un point quelconque de l’univers !
Néanmoins, il lui fallait dire quelque chose pour neutraliser ce que Quara avait dû raconter à Humain.
— Humain, nous faisons l’impossible pour sauver à la fois les êtres humains et les pequeninos. Nous tentons de sauver le virus de la descolada, si nous le pouvons. Ela et Novinha sont très compétentes. Grego et Quara aussi, d’ailleurs. Mais, pour l’instant, je te prie de nous faire confiance et de ne rien dire à personne. S’il te plaît. Si les humains et les pequeninos venaient à appréhender l’ampleur du danger qui nous attend avant que nous soyons prêts à prendre des mesures pour le repousser, les conséquences seraient violentes et effroyables.
Il n’y avait rien d’autre à dire. Ender retourna à l’exploitation expérimentale. Avant que la nuit tombe, Planteur et lui-même terminèrent les relevés, puis incendièrent et irradièrent toute la parcelle. Aucune molécule complexe ne survécut derrière la barrière de disruption. Ils avaient fait tout ce qu’ils pouvaient pour que soit oublié tout ce que la descolada aurait pu apprendre dans ce champ.
Ce qu’ils ne pourraient jamais faire, c’était éliminer les virus qu’ils transportaient – l’humain comme le pequenino – au sein de leurs propres cellules. Et si Quara avait raison ? Et si la descolada, derrière la barrière, avant de mourir, avait réussi à « informer » les virus transportés par Planteur et Ender de ce que cette nouvelle souche de pommes de terre lui avait appris sur les défenses qu’Ela et Novinha avaient tenté d’implanter en elle ? Ou sur les moyens que ce virus avait trouvés pour déjouer leurs stratégies ?
Si la descolada était véritablement intelligente et dotée d’un langage capable de disséminer de l’information et de transmettre des comportements d’un individu à de nombreux autres, comment alors Ender – ou quiconque dans leur groupe – pouvait-il espérer une victoire finale ? À la longue, il se pourrait très bien que la descolada soit l’espèce la plus adaptable, la plus capable de dominer des planètes et d’éliminer ses rivaux – plus forte que les humains, les piggies, les doryphores ou que toute autre créature des planètes colonisées. Telle était la pensée qu’Ender avait à l’esprit en s’endormant ce soir-là, pensée qui ne cessa de le préoccuper, même pendant qu’il faisait l’amour avec Novinha, si bien qu’elle éprouva le besoin de le réconforter, comme si c’était lui, et non elle, qui était responsable du sort de toute une planète. Il essaya de s’excuser mais se rendit compte bien vite que ce serait futile. Pourquoi ajouter aux soucis de sa femme en lui faisant part des siens ?
Humain écouta les paroles d’Ender, mais il ne pouvait accepter ce que celui-ci demandait de lui. Son silence ? Pas quand les humains étaient en train de créer des virus nouveaux qui risquaient de modifier le cycle vital des pequeninos. Bien sûr, Humain ne dirait rien aux mâles et aux femelles immatures. Mais il pouvait avertir – et ne s’en priverait pas – tous les autres arbres-pères sur toute la surface de Lusitania. Ils avaient le droit de savoir ce qui se passait, puis de décider en commun ce qu’il fallait faire, le cas échéant.
Avant la tombée de la nuit, tous les arbres-pères de toutes les forêts savaient ce qu’Humain savait sur les intentions des hommes et jusqu’à quel point, d’après lui, on pouvait leur faire confiance. La plupart convinrent avec lui de laisser momentanément les humains poursuivre leurs travaux. Mais, entre-temps, nous allons rester vigilants et nous préparer au jour où humains et pequeninos se feront la guerre – ce qui risque d’arriver, même si nous espérons le contraire. Nous ne pouvons combattre avec l’espoir de vaincre, mais peut-être qu’avant qu’ils nous massacrent nous pourrons trouver le moyen de permettre à quelques-uns d’entre nous de s’échapper.
Avant que le jour se lève, ils avaient donc échafaudé un plan et s’étaient entendus avec la reine, seule source non humaine de haute technologie sur Lusitania. Le lendemain soir, la construction d’un vaisseau spatial destiné à quitter Lusitania avait déjà commencé.
SERVANTE SECRÈTE
« Est-il vrai que dans le passé, lorsque vous envoyiez vos vaisseaux interstellaires coloniser de nombreuses planètes, vous pouviez toujours vous parler comme si vous étiez dans la même forêt ? »
« Nous présumons qu’il en sera de même pour vous. Lorsque les nouveaux arbres-pères auront poussé, ils seront présents avec vous. »
« Mais serons-nous connectés ? Nous n’enverrons pas d’arbres dans ce voyage. Rien que des frères, quelques épouses et une centaine de petites mères pour donner naissance à de nouvelles générations. Le voyage va durer au bas mot plusieurs décennies. Dès qu’ils seront arrivés, les meilleurs d’entre les frères seront envoyés dans la troisième vie, mais il s’écoulera au moins un an avant que le premier des arbres-pères soit assez mûr pour engendrer des jeunes. Comment le premier père implanté sur cette nouvelle planète découvrira-t-il le moyen de nous parler ? Comment pourrons-nous le saluer si nous ne savons pas où il se trouve ? »
La sueur ruisselait sur le visage de Qing-jao. Courbée comme elle l’était, les gouttes lui coulaient sur les joues, sous les yeux et jusqu’au bout du nez, d’où elles tombaient dans l’eau boueuse de la rizière ou sur les nouveaux plants de riz qui émergeaient à peine de la surface.
— Pourquoi ne pas t’essuyer le visage, très-sainte ?
Qing-jao leva les yeux pour voir qui était assez près d’elle pour lui adresser la parole. D’ordinaire, les autres membres de son équipe gardaient une certaine distance pendant le labeur vertueux, car la présence d’une élue des dieux les rendait nerveux.