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C’était une fille, plus jeune que Qing-jao ; elle avait peut-être quatorze ans, un physique de garçon, les cheveux coupés ras. Elle observait Qing-jao avec une curiosité non dissimulée. Elle avait comme une franchise, une absence totale de timidité que Qing-jao trouva bizarre et quelque peu déplaisante. Sa première pensée fut d’ignorer son interlocutrice.

Mais l’ignorer serait faire preuve d’arrogance ; comme si elle disait : « Parce que je suis l’élue des dieux, je n’ai pas besoin de répondre quand on me parle. » Personne ne se douterait jamais que la raison qui l’empêchait de répondre était que la tâche impossible que le grand Han Fei-tzu lui avait assignée la préoccupait tellement qu’il lui faisait presque mal de penser à autre chose.

Elle répondit donc par une question :

— Pourquoi devrais-je m’essuyer le visage ?

— Ça ne te chatouille pas, la sueur qui dégouline ? Ça ne te pique pas les yeux ?

Qing-jao baissa la tête pour continuer son travail quelques instants et, cette fois, elle prit délibérément note de ce qu’elle ressentait. Effectivement, la sueur la chatouillait et lui piquait les yeux. En fait, c’était tout à fait inconfortable et déplaisant. Avec précaution, Qing-jao se redressa de toute sa hauteur – et elle remarqua tout de suite que son dos protestait douloureusement contre ce changement de position.

— Oui, dit-elle à la jeune fille, ça chatouille et ça pique.

— Alors tu n’as qu’à l’essuyer, dit la jeune fille. Avec ta manche.

Qing-jao regarda sa manche. Elle était déjà trempée par la sueur de ses bras.

— Ça sert à quelque chose de l’essuyer ? demanda-t-elle.

La jeune fille découvrit à son tour une chose à laquelle elle n’avait pas songé. Elle resta pensive quelques instants ; puis elle s’essuya le front avec sa manche.

— Non, très-sainte, dit-elle en souriant de toutes ses dents. Ça ne sert absolument à rien.

Qing-jao hocha la tête gravement et se pencha à nouveau sur son travail. Mais maintenant, la sueur qui la chatouillait, qui lui piquait les yeux, la douleur dans son dos, tout cela la gênait énormément. Son inconfort l’empêchait de se concentrer sur ses pensées, et non l’inverse. Cette fille, cette inconnue, venait d’alourdir son malheur en le lui faisant remarquer – et pourtant, ironiquement, en rendant Qing-jao consciente de la détresse de son corps, elle l’avait libérée des questions qui lui martelaient le cerveau.

Qing-jao se mit à rire.

— C’est de moi que tu ris, très-sainte ? demanda la fille.

— Je te remercie à ma manière, dit Qing-jao. Même si cela ne dure qu’un instant, tu as déchargé mon cœur d’un gros fardeau.

— Tu ris de moi parce que je t’ai dit de t’essuyer le front même si ça ne sert à rien.

— Je te dis que ce n’est pas pour ça que je ris, dit Qing-jao.

Elle se redressa et regarda la fille droit dans les yeux.

— Je ne mens pas.

La fille avait l’air décontenancée, mais beaucoup moins qu’elle ne l’aurait dû. Quand les élus des dieux prenaient le ton que Qing-jao venait de prendre, les autres s’inclinaient immédiatement et témoignaient leur respect. Mais cette fille se contenta d’écouter, de prendre la mesure des paroles de Qing-jao puis d’approuver de la tête.

Pour Qing-jao, il n’y avait qu’une seule conclusion possible.

— Es-tu élue des dieux toi aussi ? demanda-t-elle.

La fille ouvrit de grands yeux.

— Moi ? dit-elle. Mes parents sont de condition très modeste. Mon père répand le fumier dans les champs et ma mère fait la vaisselle dans un restaurant.

Evidemment, ce n’était pas une réponse. Bien qu’en général les dieux choisissent les enfants des élus, il leur arrivait parfois de parler à certains dont les parents n’avaient jamais entendu la voix de la divinité. Mais on croyait communément que les dieux ne s’intéressaient pas à ceux dont les parents étaient tout en bas de l’échelle sociale, et, de fait, il était exceptionnel que les dieux parlent à des enfants dont les parents n’étaient pas très instruits.

— Comment t’appelles-tu ? demanda Qing-jao.

— Si Wang-mu, dit la fille.

Qing-jao s’étrangla et mit la main devant sa bouche pour s’empêcher de rire. Mais Wang-mu ne parut point choquée – elle se contenta de faire la grimace d’un air impatient.

— Je suis désolée, dit Qing-jao, dès qu’elle eut retrouvé la parole, mais c’est le nom de la…

— De la Royale Mère du Couchant, dit Wang-mu. Est-ce que c’est ma faute si mes parents m’ont donné un nom pareil ?

— C’est un nom noble, dit Qing-jao. Mon ancêtre-de-cœur était une femme célèbre, mais ce n’était qu’une mortelle, une poétesse. La tienne est l’une des divinités les plus anciennes.

— À quoi bon ? demanda Wang-mu. Mes parents ont été trop présomptueux en me donnant le nom d’une divinité aussi distinguée. C’est pour ça que les dieux ne me parleront jamais.

Qing-jao fut chagrinée d’entendre Wang-mu exprimer tant d’amertume. Si seulement elle savait combien Qing-jao aurait donné pour changer de place avec elle, pour être libérée de la voix des dieux ! Pour ne jamais avoir à se pencher sur le parquet et suivre les lignes du bois, ne jamais se laver les mains sauf quand elles étaient sales…

Mais Qing-jao ne pouvait expliquer tout cela à cette fille. Comment pourrait-elle comprendre ? Pour Wang-mu, les élus étaient une élite privilégiée, infiniment sage et inaccessible. Qing-jao ne serait pas crédible si elle expliquait que les fardeaux des élus étaient bien plus grands que leurs récompenses.

Cependant, pour Wang-mu, les élus n’avaient pas été inaccessibles : n’avait-elle pas parlé à Qing-jao ? Qing-jao décida donc, après tout, de dire ce qu’elle avait sur le cœur.

— Si Wang-mu, je serais prête à rester aveugle toute ma vie si seulement je pouvais me libérer des voix des dieux.

Wang-mu en resta bouche bée, les yeux écarquillés.

Qing-jao avait eu tort de parler. Elle le regretta immédiatement.

— Je plaisantais, dit Qing-jao.

— Non, dit Wang-mu. Maintenant, tu mens. Avant, tu disais la vérité.

Elle se rapprocha en quelques lourdes enjambées, écrasant sans ménagement les plants de riz au passage.

— Toute ma vie, dit-elle, j’ai vu les élus conduits au temple en chaise à porteurs, vêtus de soie éclatante ; tous les gens se prosternent devant eux, tous les ordinateurs leur sont ouverts. Quand ils parlent, c’est comme de la musique. Qui ne voudrait pas être l’un d’eux ?

Qing-jao ne pouvait répondre ouvertement, ne pouvait dire : « Chaque jour, les dieux m’humilient et m’obligent à accomplir des corvées ridicules pour me purifier, et ça recommence le lendemain. »

— Tu ne vas pas me croire, Wang-mu, mais la vie d’ici, dans les rizières, est préférable.

— Non ! cria Wang-mu. Tu as tout appris. Tu sais tout ce qu’il faut savoir ! Tu peux parler de nombreuses langues, tu peux lire tous les alphabets, tu peux avoir des pensées qui sont aussi loin des miennes que les miennes le sont de celles d’un escargot.

— Tu t’exprimes très bien, très clairement, dit Qing-jao. Tu as dû aller à l’école.

— L’école ! dit Wang-mu d’un ton méprisant. Une école pour des enfants comme moi n’intéresse personne ! Nous avons appris à lire, mais juste assez pour lire les prières et les plaques de rues. Nous avons appris à compter, mais juste assez pour faire les commissions. Nous avons appris par cœur les paroles des sages, mais seulement celles qui nous ordonnaient de nous contenter de notre sort et d’obéir à ceux qui en savent plus que nous.