— Père, dit Qing-jao, il faut que je te parle de ma mission.
Il se trompa sur la cause de son hésitation.
— Nous pouvons parler en présence de Wang-mu, dit-il. Elle est désormais ta servante secrète. La prime d’engagement a été remise à son père, les premières barrières du secret ont été suggérées à son esprit. Nous pouvons lui faire confiance : elle ne rapportera jamais ce qu’elle entendra.
— Oui, père, dit Qing-jao.
En vérité, elle avait encore oublié la présence de Wang-mu.
— Père, je sais qui a caché la flotte de Lusitania. Mais tu dois me promettre de ne jamais le révéler au Congrès stellaire.
Han Fei-tzu, habituellement placide, sembla légèrement chagriné.
— Je ne peux rien promettre de tel, dit-il. Ce serait indigne de moi d’être un serviteur aussi déloyal.
Que pouvait-elle faire, alors ? Comment pouvait-elle parler ? Et pourtant, comment pouvait-elle s’empêcher de parler ?
— À qui obéis-tu ? cria-t-elle. Au Congrès ou aux dieux ?
— D’abord aux dieux, dit son père. Ils ont toujours la priorité.
— Alors il faut que je te dise, père, que j’ai découvert que ce sont les dieux qui ont fait disparaître la flotte. Mais si tu le dis au Congrès, on se moquera de toi et tu seras déconsidéré.
Puis une autre idée lui vint à l’esprit :
— Père, si ce sont bien les dieux qui ont immobilisé la flotte, alors l’expédition a sans doute été décidée contre la volonté divine, après tout. Et si le Congrès stellaire a envoyé la flotte contre la volonté des…
Han Fei-tzu lui imposa le silence d’un geste. Elle se tut immédiatement, baissa la tête et attendit.
— Evidemment, ce sont les dieux, dit son père.
Cette confirmation la soulagea et l’humilia à la fois.
« Evidemment ». Comme s’il le savait depuis le début !
— Les dieux sont les auteurs de tout ce qui s’accomplit dans l’univers. Mais ne prétends pas savoir pourquoi. Tu dis qu’ils ont dû immobiliser la flotte parce qu’ils s’opposent à sa mission. Ecoute-moi : d’abord, le Congrès n’aurait pas pu envoyer la flotte si les dieux ne l’avaient pas voulu. Ne se pourrait-il pas alors que les dieux aient immobilisé la flotte parce que sa mission était si noble et si grandiose que l’humanité en était indigne ? Ou qu’ils aient caché la flotte pour proposer une épreuve difficile à ta perspicacité ? Une chose est sûre : les dieux ont permis au Congrès stellaire de régenter la majeure partie de l’humanité. Tant qu’il détient le mandat du ciel, nous, peuple de la Voie, suivrons ses édits sans faire opposition.
— Je n’avais pas l’intention de m’opposer…
Mais elle ne pouvait achever de dire pareille fausseté.
Son père le comprit parfaitement, bien sûr.
— J’entends ta voix faiblir et tes paroles s’évanouir dans le néant. C’est parce que tu sais que tes paroles sont fausses. Ton intention était de t’opposer au Congrès stellaire, en dépit de tout ce que je t’ai enseigné. Et c’est pour moi, dit-il d’une voix plus douce, que tu voulais le faire.
— Tu es mon ancêtre. Je te dois plus qu’aux dieux.
— Je suis ton père. Je ne deviendrai ton ancêtre qu’après ma mort.
— Eh bien, disons que c’était pour ma mère. Si jamais le Congrès perd le mandat du ciel, alors je serai sa plus impitoyable ennemie, car je servirai les dieux, moi !
Et pourtant, alors même qu’elle prononçait ces mots, elle comprit qu’ils recelaient une dangereuse demi-vérité. Quelques instants seulement auparavant – avant d’être interceptée sur le seuil de sa chambre –, n’était-elle pas parfaitement disposée à défier les dieux eux-mêmes pour l’amour de son père ? Je suis la plus indigne, la plus ignoble des filles, se dit-elle.
— Je te dis maintenant, ma fille, ma Glorieusement Brillante, que s’opposer au Congrès ne me fera jamais du bien. Ni à toi non plus. Mais je te pardonne cet excès d’amour filial. C’est le plus doux et le plus tendre des vices.
Il sourit. Ce sourire la calma, même si elle savait qu’elle ne méritait pas son approbation. Qing-jao pouvait se remettre à penser, retourner à l’énigme.
— Tu savais que c’étaient les dieux, dit-elle, et tu m’as quand même obligée à chercher la réponse.
— Mais as-tu posé la bonne question ? Ce qui nous intéresse, c’est de savoir comment les dieux ont fait cela.
— Comment le saurais-je ? dit Qing-jao. Ils auraient pu détruire la flotte, la cacher, ou l’emmener dans quelque lieu secret du Couchant…
— Qing-jao ! Regarde-moi. Ecoute-moi bien.
Elle le regarda. La sévérité de l’ordre l’aida à se calmer, à se concentrer.
— J’ai toute ma vie essayé de t’enseigner ceci, Qing-jao, mais maintenant c’est le moment ou jamais de l’apprendre : les dieux sont la cause de tout ce qui arrive, mais ils n’agissent jamais autrement que masqués. Tu m’écoutes ?
Qing-jao fit oui de la tête. Ces mots, elle les avait entendus cent fois.
— Tu m’entends, et pourtant tu ne me comprends pas, même à présent, dit son père. Les dieux ont choisi le peuple de la Voie, Qing-jao. Nous seuls avons le privilège d’entendre leur voix. Pour tous les autres, leurs œuvres restent cachées, mystérieuses. Ta mission n’est pas de découvrir la cause véritable de la disparition de la flotte – toute la planète de la Voie saurait immédiatement que la vraie cause est que les dieux l’ont voulu ainsi. Ta mission est de découvrir le masque que les dieux ont créé pour cet événement.
Qing-jao fut saisie de vertige. Elle était tellement sûre de détenir la réponse, d’avoir accompli sa tâche. Maintenant, tout lui échappait. La réponse était toujours valable, mais la nature de sa tâche avait changé.
— Actuellement, dit son père, parce que nous n’arrivons pas à trouver d’explication naturelle, les dieux sont exposés aux regards de toute l’humanité, des incroyants comme des croyants. Les dieux sont nus, et nous devons les vêtir. Nous devons retrouver la série d’événements que les dieux ont créés pour expliquer la disparition de la flotte et lui donner pour les incroyants l’apparence d’un fait naturel. Je croyais que tu comprenais ceci : nous servons le Congrès stellaire, mais uniquement parce qu’en servant le Congrès nous servons aussi les dieux. Les dieux veulent que nous abusions le Congrès, et le Congrès veut être abusé.
Qing-jao approuva sans mot dire, abasourdie par la déception de voir qu’elle n’était pas encore au bout de ses peines.
— Trouves-tu que c’est de ma part faire preuve de dureté ? Suis-je malhonnête ? Suis-je cruel envers les incroyants ?
— Une fille juge-t-elle son père ? murmura Qing-jao.
— Evidemment. Les gens ne cessent de se juger les uns les autres. La question est de savoir si nous jugeons avec sagesse.
— Alors j’estime que ce n’est pas un péché que de parler aux incroyants dans la langue de leur incroyance, dit Qing-jao.
Etait-ce un sourire qui naissait à présent au coin des lèvres de son père ?
— Tu m’as compris. Si jamais le Congrès s’adresse à nous pour chercher humblement à savoir la vérité, alors nous lui enseignerons la Ligne et il deviendra partie intégrante de la Voie. Pour le moment, nous servons les dieux en aidant les incroyants à se tromper quand ils pensent que tout ce qui arrive a une explication naturelle.