Qing-jao rit à son tour. Mais l’idée lui vint que la Royale Mère du Couchant était peut-être une ancêtre-de-cœur de Wang-mu, et qu’en ayant Wang-mu à ses côtés, comme amie, elle se rapprochait d’une divinité qui était presque la plus ancienne de toutes.
Wang-mu étala par terre leurs nattes ; Qing-jao dut tout de même lui montrer comment procéder. C’était l’une des obligations de Wang-mu, et Qing-jao serait obligée de lui confier cette tâche tous les soirs, alors même qu’elle n’avait jamais rechigné à s’en acquitter sans l’aide de personne. Quand elles se couchèrent, leurs nattes bord à bord, sans qu’une seule veine du bois soit visible, Qing-jao remarqua la lueur grise qui traversait les persiennes. Elles étaient restées éveillées toute la journée et toute la nuit. Ce sacrifice témoignait chez Wang-mu d’une noblesse d’esprit certaine. Elle serait une amie parfaite.
Quelques minutes plus tard, lorsque Wang-mu se fut endormie, alors que Qing-jao était au bord du sommeil, il lui vint à l’esprit de se demander comment Wang-mu, qui n’avait pas d’argent, avait réussi à acheter le contremaître de l’équipe de travailleurs vertueux pour qu’il la laisse parler à Qing-jao sans l’interrompre. Se pouvait-il qu’un espion lui ait avancé l’argent pour qu’elle puisse infiltrer la maison de Han Fei-tzu ? Non. Ju Kung-mei, le gardien de la maison des Han, aurait démasqué ce genre d’espion et Wang-mu n’aurait jamais été engagée. Elle n’avait donc pas acheté l’homme avec de l’argent. Wang-mu n’avait que quatorze ans, mais c’était déjà une très jolie fille. Qing-jao avait à présent lu assez de récits historiques et de biographies pour savoir qu’on exigeait habituellement des femmes pareil tribut.
Sans joie, Qing-jao décida de faire faire une enquête discrète et de faire condamner le contremaître à quelque disgrâce innommable si la chose était prouvée. Tout au long de l’enquête, le nom de Wang-mu serait tenu secret, si bien qu’elle n’aurait rien à craindre. Qing-jao n’avait qu’à en parler à Ju Kung-mei et il ferait le nécessaire.
Qing-jao regarda le doux visage de sa servante endormie, sa nouvelle et précieuse amie, et fut envahie par la tristesse. Mais ce qui chagrinait le plus Qing-jao, ce n’était pas le prix que Wang-mu avait payé au contremaître, plutôt le fait qu’elle l’avait payé pour avoir l’ingrate, la douloureuse et redoutable charge d’être la servante secrète de Han Qing-jao. Si une femme est obligée de vendre son intimité, comme tant de femmes l’ont fait pendant toute l’histoire de l’humanité, les dieux doivent forcément lui donner en échange une récompense non négligeable.
C’est pourquoi, ce matin-là, Qing-jao s’endormit plus fermement résolue que jamais à se consacrer à l’instruction de Si Wang-mu. Elle ne pouvait se permettre de mêler les études de Wang-mu à ses propres tentatives pour résoudre l’énigme de la flotte de Lusitania, mais elle lui réserverait tout le temps qu’elle pourrait et donnerait à Wang-mu une bénédiction à la hauteur de son sacrifice. Les dieux n’en attendaient sûrement pas moins d’elle, eux qui lui avaient envoyé une servante secrète si parfaite.
MIRACLES
« Ender nous a encore harcelés. Il veut à tout prix que nous songions à un moyen de voyager plus vite que la lumière. »
« Vous lui avez dit que c’était impossible. »
« C’est ce que nous croyons. C’est ce que croient les savants humains. Mais Ender affirme que, si les ansibles peuvent transmettre de l’information, nous devrions pouvoir transmettre de la matière à la même vitesse. Evidemment, c’est absurde – il n’y a pas de comparaison possible entre l’information et la réalité physique. »
« Pourquoi tient-il tellement à voyager plus vite que la lumière ? »
« C’est une idée saugrenue, n’est-ce pas, que d’arriver quelque part avant sa propre image ? Comme si on traversait un miroir pour rencontrer son double de l’autre côté. »
« Ender et Fureteur en ont parlé longuement, je les ai entendus. Ender pense que la matière et l’énergie ne sont peut-être rien que de l’information. Que la réalité physique n’est que le message échangé par les philotes. »
« Que dit Fureteur ? »
« Il dit qu’Ender a presque raison. Fureteur dit que la réalité physique est effectivement un message, et que ce message est la question que les philotes posent en permanence à Dieu. »
« Quelle est cette question ? »
« Elle tient en un seul mot : pourquoi ? »
« Et comment Dieu leur répond-il ? »
« Avec la vie. Fureteur dit que c’est par la vie que Dieu donne un sens à l’univers. »
Tous les membres de la famille de Miro vinrent à sa rencontre lorsqu’il rentra sur Lusitania. Après tout, ils l’aimaient bien. Il les aimait bien lui aussi, et, au bout d’un mois dans l’espace, il était impatient d’être parmi eux. Il savait – intellectuellement, au moins – que les trente jours qu’il avait passés dans l’espace étaient un quart de siècle pour eux. Il s’était préparé à voir des rides sur le visage de sa mère et même à voir Grego et Quara adultes, la trentaine passée. Ce qu’il n’avait pas prévu – viscéralement, bien entendu –, c’est qu’ils seraient pour lui des inconnus. Non, pis que cela. Des inconnus qui le prenaient en pitié, qui croyaient le connaître et le regardaient de haut, comme un enfant. Ils étaient tous plus vieux que lui. Tous, sans exception. Et tous plus jeunes, car la douleur et l’infirmité ne les avaient pas touchés comme elles l’avaient touché.
Comme toujours, Ela était la plus sympathique. Elle le prit dans ses bras, l’embrassa et dit :
— À côté de toi, j’ai tellement l’impression d’être mortelle. Mais je suis heureuse de te voir si jeune.
Elle au moins avait le courage d’avouer qu’il y avait d’entrée de jeu une barrière entre eux, même si elle prétendait que c’était la jeunesse même de Miro. Certes, Miro était exactement tel qu’il était resté dans leur souvenir, du moins en ce qui concernait son visage. Ce frère perdu depuis longtemps qui revenait d’entre les morts ; ce fantôme qui venait hanter sa famille, éternellement jeune. Mais la vraie barrière, c’était la manière dont il bougeait. Dont il parlait.
Ils avaient manifestement oublié à quel point il était handicapé, à quel point son corps avait du mal à obéir à son cerveau endommagé. La démarche traînante, l’élocution difficile, la voix pâteuse – leur mémoire avait censuré tous ces souvenirs désagréables et avait conservé l’image du Miro d’avant l’accident. Après tout, il n’était infirme que depuis quelques mois quand il était parti pour ce voyage qui comprimait le temps. Il était facile d’oublier cette période pour ne se rappeler que le Miro qu’ils avaient connu de nombreuses années plus tôt. Un garçon robuste, plein de santé, le seul capable de tenir tête à l’homme qu’ils appelaient alors leur père. Ils ne pouvaient cacher leur désarroi. Il le voyait à leurs hésitations, leurs coups d’œil furtifs, les efforts qu’ils faisaient pour oublier qu’il avait tant de mal à se faire comprendre, qu’il marchait si lentement.
Leur impatience était perceptible. En quelques minutes, il constata que certains cherchaient des prétextes pour s’esquiver : « J’ai tellement de travail à faire cet après-midi. On se reverra au dîner. » Ils étaient tellement gênés qu’il leur fallait s’échapper, prendre le temps d’assimiler la version de Miro qu’ils venaient de retrouver, ou peut-être échafauder des plans pour l’éviter le plus possible à l’avenir. Grego et Quara étaient les pires de tous, les plus impatients de partir. Il en fut piqué au vif : n’était-il pas leur idole autrefois ? Il comprenait évidemment que c’était précisément la raison qui les gênait tant dans leurs rapports avec le Miro diminué qui se tenait devant eux. Ils avaient dû Miro d’avant une vision des plus naïves qui rendait d’autant plus douloureux le démenti de la réalité.