— C’est une bonne idée, dit Ender. Ça ne les dérangera pas, puisqu’ils ne font pas tellement attention aux ondes sonores.
Miro dit quelque chose. Faute de pouvoir lire sur ses lèvres, Ender avait encore plus de mal à le comprendre.
— Quoi ? dit-il.
— Nous voulons tous les deux savoir si c’est encore loin, dit Valentine.
— Je ne sais pas, dit Ender. À partir d’ici, ça n’a plus d’importance. Elle pourrait être pratiquement n’importe où. Il y a des douzaines de couveuses. Mais ne vous en faites pas. Je suis tout à fait sûr de pouvoir retrouver la sortie.
— Moi aussi, dit Valentine. Avec une lampe de poche, bien entendu.
— Pas de lumière, dit Ender. La ponte exige la lumière du soleil, mais ensuite la lumière ne fait que retarder le développement des œufs. Et, à un certain stade, elle peut tuer les larves.
— Mais tu pourrais, toi, sortir de ce cauchemar dans l’obscurité totale ? demanda Valentine.
— Probablement, dit Ender. Il y a une certaine configuration géométrique. Comme dans une toile d’araignée. Une fois qu’on a appréhendé la structure globale, chaque nouvelle orientation du tunnel paraît plus logique.
— Ces tunnels ne sont pas creusés au hasard ? demanda Valentine, peu convaincue.
— C’est comme le réseau de tunnels sur Eros, dit Ender.
Il n’avait pas vraiment eu l’occasion de faire du tourisme souterrain lorsqu’il résidait sur Eros en tant qu’enfant-soldat. L’astéroïde avait été truffé de galeries par les doryphores, qui en avaient fait leur base avancée dans le Système solaire ; il était devenu le quartier général des flottes humaines alliées après avoir été capturé lors de la première guerre des doryphores. Pendant les quelques mois qu’il avait passés sur Eros, Ender avait consacré la majeure partie de son temps et de ses efforts à apprendre comment contrôler les flottes de vaisseaux interstellaires évoluant dans l’espace. Il avait dû pourtant en apprendre plus sur les tunnels qu’il ne s’en était rendu compte à l’époque, parce que, la première fois que la reine l’avait conduit dans son repaire souterrain de Lusitania, Ender avait constaté que les courbures et les embranchements des galeries ne semblaient pas le désorienter. Ils avaient l’air d’aller de soi, d’être inévitables.
— C’est quoi, Eros ? demanda Miro.
— C’est un astéroïde qui circule dans les parages de la Terre, dit Valentine. C’est là qu’Ender a perdu la tête.
Ender tenta de leur expliquer comment s’organisait le système de tunnels. Mais c’était trop compliqué. Une variété de fractales, avec trop d’exceptions possibles pour qu’on puisse appréhender le système en détail : plus on se rapprochait des structures, moins elles avaient de sens. Mais, pour Ender, c’était toujours la même chose, apparemment – une configuration qui ne cessait de se répéter. À moins qu’Ender n’ait trouvé un moyen quelconque de pénétrer l’esprit de la ruche lorsqu’il étudiait les doryphores dans le but de les vaincre. Peut-être avait-il tout simplement appris à penser comme un doryphore. Auquel cas Valentine avait raison : il avait perdu une partie de son esprit humain ou, du moins, y avait ajouté un peu de l’esprit de la ruche.
Enfin, au détour d’un coude du souterrain, une vague lueur les accueillit.
— Graças a Deus, murmura Miro.
Ender nota avec satisfaction que Plikt – cette femme de pierre qui ne pouvait vraiment pas être la même personne que la brillante étudiante dont il avait gardé le souvenir – poussa elle aussi un soupir de soulagement. Peut-être y avait-il après tout un peu de vie en elle.
— Nous y sommes presque, dit Ender. Et, comme elle est en train de pondre, elle sera de bonne humeur.
— Elle ne tient pas à préserver une certaine intimité ? demanda Miro.
— C’est comme un petit orgasme qui durerait des heures, dit Ender. Ça la met plutôt en joie. Les reines ne sont habituellement entourées que d’ouvriers et de bourdons qui fonctionnent comme des éléments de leur propre personne. Elles ne connaissent jamais la timidité.
Or, dans son esprit, il sentait l’intensité de sa présence. Elle pouvait bien entendu communiquer avec lui à tout moment. Mais quand il était proche d’elle, c’était comme si elle lui soufflait dans le crâne ; il avait l’impression d’avoir un poids sur le cerveau, d’être écrasé. Qu’en était-il pour les autres ? Pourrait-elle leur parler ? Avec Ela, il ne s’était rien passé – Ela n’avait jamais saisi la moindre bribe de la conversation silencieuse. Quant à Novinha, elle refusait d’évoquer l’expérience et niait avoir entendu quoi que ce soit. Mais Ender soupçonnait qu’elle avait tout simplement rejeté cette présence étrangère. La reine avait dit qu’elle entendait leurs deux esprits assez clairement, tant qu’elles étaient en sa présence, mais qu’elle ne pouvait se faire « entendre ». En serait-il encore de même aujourd’hui ?
Ce serait si pratique si la reine pouvait parler à un autre humain ! Elle prétendait pouvoir le faire, mais, en trente ans, Ender avait appris que la reine était incapable de distinguer entre ses évaluations pleines d’assurance de l’avenir et ses souvenirs authentiques du passé. Elle donnait l’impression de faire confiance à ses conjectures exactement comme elle faisait confiance à ses souvenirs ; et pourtant, quand ses anticipations se révélaient erronées, elle ne semblait pas se rappeler s’être jamais attendue à un avenir différent de celui qui était désormais devenu du passé.
C’était l’une des bizarreries de son esprit extraterrestre qui troublaient Ender au plus haut point. Ender avait grandi dans une culture où l’on jugeait de la maturité et du degré d’adaptation sociale des gens par leur capacité à anticiper les résultats de leurs décisions. À certains égards, la reine semblait être particulièrement handicapée dans ces domaines ; malgré toute sa science et son immense expérience, elle était apparemment aussi audacieuse et inconsciente qu’un petit enfant.
C’était là, entre autres, ce qui faisait peur à Ender dans ses rapports avec la reine. Pouvait-elle tenir une promesse ? Si elle n’y parvenait pas, se rendrait-elle au moins compte de ce qu’elle avait fait ?
Valentine avait beau essayer de se concentrer sur ce que disaient les autres, elle n’arrivait pas à détacher ses yeux de la silhouette du doryphore qui les guidait. Il était plus petit qu’elle ne se l’imaginait – un mètre cinquante au maximum, probablement moins. En regardant par-dessus les autres, elle ne voyait furtivement que des morceaux du doryphore, mais c’était presque pis que de le voir en entier. Elle ne pouvait s’empêcher de penser que l’ennemi à l’armure noire serrait la main d’Ender dans un étau mortel.
Mortel, non. Et ce n’était pas un ennemi. Même pas une créature par lui-même. Il n’avait pas plus d’identité individuelle qu’une oreille ou un orteil – chaque doryphore n’était qu’un quelconque des nombreux membres ou organes des sens de la reine. Dans une certaine mesure, la reine était déjà présente – elle était présente partout où se trouvait 1 un de ses ouvriers ou de ses bourdons, même à des centaines d’années-lumière de son refuge. Ce n’est pas un monstre. C’est précisément la reine dont parle le livre d’Ender. Celle qu’il a emportée avec lui et qu’il a nourrie pendant toutes les années que nous avons passées ensemble, même si je ne l’ai jamais su. Je n’ai rien à redouter.
Valentine avait essayé d’étouffer ses craintes, mais sans y parvenir. Elle transpirait ; elle sentait sa main glisser dans la main raidie de Miro. À mesure qu’ils se rapprochaient de l’antre de la reine – non, de son domicile, de sa couveuse –, elle sentait la peur la gagner progressivement. Si elle ne pouvait l’affronter seule, elle n’avait pas d’autre solution que de demander de l’aide. Où était Jakt ? Elle devrait se contenter de quelqu’un d’autre.