Absurde. Impossible. Mon Dieu, j’espère qu’il n’en est rien !
— Allez, viens, Miro, dit Ender.
Miro laissa Ender le remettre sur ses pieds. Puis ils remontèrent dans le glisseur et mirent le cap sur la maison.
Miro leur avait dit qu’il ne voulait pas aller à la messe. Ender et Novinha y allèrent sans lui. Mais, dès qu’ils furent partis, il ne put tenir en place dans la maison. Il avait constamment l’impression d’une présence juste en dehors de son champ visuel. D’une petite silhouette qui l’observait, tapie dans l’ombre. Ceinte d’une armure dure et lisse, avec seulement deux doigts en forme de pince au bout de ses bras filiformes, des bras qui pouvaient être arrachés d’un coup de dents et jetés à terre comme du bois de chauffage. La visite qu’ils avaient rendue hier à la reine l’avait plus troublé qu’il ne l’avait cru possible.
Je suis xénologue, se dit-il. J’ai consacré ma vie à l’étude des extraterrestres. J’ai regardé sans broncher Ender dépecer le corps d’Humain – si semblable à celui d’un mammifère – parce que je suis un savant qui met ses émotions entre parenthèses. Il se peut que parfois je m’identifie trop à mes sujets. Mais ils ne me donnent pas de cauchemars, et je ne les vois pas surgir dans les coins sombres.
Et pourtant, s’il était là, debout devant la porte de la maison de sa mère, c’est que, dans les prairies herbeuses, au grand soleil d’un dimanche matin, il n’y avait pas de coins sombres où un doryphore puisse se tapir, prêt à sauter sur lui.
Suis-je le seul à avoir ce genre d’hallucinations ?
La reine n’est pas un insecte. Elle et ses sujets sont des animaux à sang chaud, tout comme les pequeninos. Ils respirent et transpirent comme des mammifères. Il se peut qu’ils conservent en eux des échos structuraux de leur lien évolutif avec les insectes, tout comme nous conservons notre ressemblance avec les lémurs, les rats ou les musaraignes. En tout cas, ils ont créé une civilisation brillante et belle. Ténébreuse et belle, plutôt. Je devrais les considérer comme le fait Ender, avec crainte, avec respect, avec affection, et tout ce que j’ai réussi à manifester – et encore –, c’était de l’endurance.
Il ne fait pas de doute que la reine est raman, qu’elle est capable de nous comprendre et de nous tolérer. La question est de savoir si je suis, moi, capable de la comprendre et de la tolérer. Et je ne dois pas être un cas isolé. Ender a eu raison de ne pas révéler la présence de la reine aux humains de Lusitania. Si jamais ils voyaient ce que j’ai vu, ne serait-ce que la silhouette d’un seul doryphore, la panique se répandrait et s’amplifierait par réaction en chaîne, jusqu’à ce que… Jusqu’à ce que ça tourne mal. Jusqu’à la catastrophe.
Peut-être que nous sommes les varelse. Peut-être que chez les humains le xénocide fait partie intégrante de la psyché, plus que chez toute autre espèce. Peut-être que ce qui pourrait arriver de mieux dans l’intérêt moral de l’univers serait que la descolada s’échappe, se répande dans tout l’univers colonisé et nous réduise à néant. Peut-être que la descolada est la réponse de Dieu à notre indignité.
Miro était arrivé devant la porte de la cathédrale. Elle était ouverte dans la fraîcheur matinale. À l’intérieur, on n’en était pas encore à l’eucharistie. Il entra en traînant les pieds et prit place vers le fond de la nef. Il n’avait aucun désir de communier avec le Christ aujourd’hui. Il avait simplement besoin de voir des gens. Il avait besoin d’être entouré d’êtres humains. Il s’agenouilla, se signa puis resta sur place, s’accrochant au dossier du banc de devant, la tête penchée. Il aurait bien prié, mais il n’y avait rien dans le Pai Nosso qui puisse dompter sa peur. « Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien » ? « Pardonne-nous nos péchés » ? « Que ton règne advienne sur la terre comme au ciel. » Ça pourrait aller. Dans le règne de Dieu, le lion pouvait côtoyer l’agneau.
Puis il se rappela une image de la vision de saint Etienne : le Christ assis à la droite de Dieu. Or, à sa gauche, il y avait quelqu’un d’autre. La reine des cieux. Non pas la Sainte Vierge, mais la reine des doryphores, une bave blanchâtre tremblant à la pointe de son abdomen. Miro crispa ses mains sur le bois du dossier. Seigneur, chasse cette vision de mes yeux. Eloigne-toi de moi. Ennemie.
Quelqu’un vint s’agenouiller à côté de lui. Il n’osa pas ouvrir les yeux. Il guetta le moindre son qui pourrait confirmer que son compagnon était humain. Mais le bruit de froissement d’étoffe pouvait tout aussi bien être le frottement d’élytres sur un thorax rigide.
Il lui fallut repousser cette image. Il ouvrit les yeux. Sa vision périphérique lui indiquait que la personne s’agenouillait. À la minceur du bras, à la couleur de la manche, il reconnut une femme.
— Tu ne peux pas te cacher de moi éternellement, chuchota-t-elle.
La voix ne cadrait pas. Trop voilée. Une voix qui avait servi cent mille fois depuis qu’il avait cessé de l’entendre. Une voix qui avait chanté des berceuses, qui avait hurlé dans les transports de l’amour, qui avait crié aux enfants de rentrer bien vite à la maison. Une voix qui un jour, quand elle était jeune, lui avait parlé d’un amour qui durerait éternellement.
— Miro, si j’avais pu porter ta croix, je l’aurais fait.
Ma croix ? Est-ce donc là ce que je porte, cette chose lourde et lente qui me cloue au sol ? Et moi qui croyais que c’était mon corps.
— Je ne sais pas quoi te dire, Miro. J’ai eu longtemps du chagrin. Parfois, il me semble que j’en ai toujours. J’ai compris qu’il valait mieux te perdre, perdre notre avenir commun. J’ai une famille, je suis heureuse dans ma vie, et ça t’arrivera aussi. Mais le plus dur, c’était de te perdre en tant qu’ami, en tant que frère. J’étais si seule, je ne sais pas si je m’en remettrai un jour.
Te perdre en tant que sœur, c’était facile. Je n’avais pas besoin d’une autre sœur.
— Tu me fends le cœur, Miro. Tu es si jeune. Tu n’as pas changé, c’est ça le plus dur. En trente ans, tu n’as pas changé.
C’en était trop. Miro ne pouvait plus garder le silence. Il ne releva pas la tête, mais il éleva la voix pour lui répondre, en pleine messe, beaucoup trop fort.
— Vraiment ?
Il se leva, vaguement conscient des regards des gens qui se tournaient vers lui.
— Vraiment ?
Sa voix était pâteuse, difficile à comprendre, et il ne faisait rien pour l’améliorer. Il fit un pas hésitant, puis se retourna pour lui faire face.
— C’est bien comme ça que tu te souviens de moi ?
Elle leva les yeux vers lui, consternée… Par quoi ?
Par la voix de Miro, la raideur de ses mouvements ? Ou par le simple fait qu’il la mettait dans l’embarras, que cette rencontre n’était finalement pas la scène tragiquement romantique qu’elle imaginait depuis trente ans ?
Le visage n’était pas celui d’une vieille femme, mais ce n’était pas celui de Ouanda non plus. Un visage plus épais, entre deux âges, avec des rides sous les yeux. Quel âge avait-elle ? Cinquante ans ? Presque. Cette femme de cinquante ans n’avait rien à voir avec lui.
— Je ne vous connais même pas, dit Miro.
Puis il tituba jusqu’à la porte et sortit dans la clarté du matin.
Un peu plus tard, il fut obligé de se reposer à l’ombre d’un arbre. Lequel était-ce ? Fureteur ou Humain ? Miro sollicita sa mémoire – après tout, ça ne faisait que quelques semaines qu’il était parti –, mais, lorsqu’il était parti, l’arbre d’Humain n’était qu’une jeune pousse. À présent, les deux arbres avaient l’air d’être de la même taille, et Miro ne pouvait se rappeler avec certitude si Humain avait été tué plus haut ou plus bas sur la pente que Fureteur. Aucune importance : il n’avait rien à dire aux arbres, et vice versa.