« Si ces histoires sont déjà écrites, pourquoi les écrire une seconde fois ? »
« Parce qu’elles ne sont pas bien comprises. Elle aide les humains à les comprendre. »
« Si les humains proches de l’époque en question ne les comprenaient pas, comment peut-elle, venant plus tard, mieux les comprendre ? »
« Je lui ai moi-même posé la question, et Valentine a dit qu’elle ne les comprend pas toujours mieux. Mais les vieux auteurs comprenaient ce que ces histoires signifiaient pour les gens de leur époque, et elle comprend ce que ces histoires signifient pour les gens de son époque à elle. »
« Alors l’histoire change ? »
« Oui. »
« Et pourtant, ils croient toujours à chaque fois qu’il s’agit d’un souvenir vrai ? »
« Valentine m’a expliqué que certaines histoires étaient vraies et d’autres véridiques. Je n’y ai rien compris. »
« Pourquoi ne conservent-ils pas un souvenir précis de leurs histoires, pour commencer ? Alors ils ne seraient plus obligés de se mentir constamment. »
Assise devant son terminal, les yeux fermés, Qing-jao réfléchissait. Wang-mu la coiffait. Les coups de brosse, les tiraillements des cheveux, le souffle môme de la jeune fille la réconfortaient.
C’était un moment où Wang-mu pouvait parler librement, sans crainte de l’interrompre. Et, parce que Wang-mu était Wang-mu, elle se servait de ce moment privilégié pour placer ses questions. Elle en avait tellement.
Les premiers jours, toutes ses questions avaient trait aux messages des dieux. Bien sûr, Wang-mu avait été grandement soulagée d’apprendre que, presque toujours, il suffisait de scruter jusqu’au bout une seule ligne dans le grain du bois : après cette fameuse première fois, elle avait craint que Qing-jao ne soit obligée de scruter la totalité du parquet chaque jour.
Mais elle avait toujours des questions à propos de la purification. « Pourquoi ne scrutes-tu pas une ligne chaque matin en te levant et tu n’en restes pas là ? Pourquoi ne fais-tu pas recouvrir le parquet de moquette ? » Il n’était pas facile d’expliquer qu’on ne peut abuser les dieux avec des stratagèmes aussi stupides.
« Et s’il n’y avait pas de bois du tout sur toute la planète ? Est-ce que les dieux te feraient brûler comme du papier ? Est-ce qu’un dragon viendrait t’emporter ? »
Qing-jao ne pouvait répondre aux questions de Wang-mu autrement qu’en disant que les dieux exigeaient d’elle ce qu’ils pouvaient. S’il n’y avait pas de bois ni de lignes du bois, les dieux ne lui demanderaient pas de scruter le bois. À quoi Wang-mu répondait qu’on devrait alors faire une loi pour interdire les parquets en bois, pour que Qing-jao soit dispensée de toutes ces corvées.
Ceux qui n’avaient jamais entendu la voix des dieux ne pouvaient vraiment pas comprendre.
Aujourd’hui, pourtant, la question de Wang-mu n’avait rien à voir avec les dieux – ou, du moins, n’avait rien à voir avec eux au départ.
— Finalement, qu’est-ce qui a arrêté la flotte de Lusitania ? demanda Wang-mu.
Qing-jao faillit répondre sans réfléchir et dire en riant : « Si je le savais, je pourrais me reposer ! » Mais elle se rendit compte que Wang-mu ne savait probablement pas que la flotte de Lusitania avait disparu.
— Comment peux-tu avoir entendu parler de la flotte de Lusitania ?
— Je sais lire, non ? dit Wang-mu, peut-être un peu trop fièrement.
Mais pourquoi ne serait-elle pas fière ? Qing-jao avait dit à Wang-mu, sans mentir, qu’elle apprenait vraiment très vite et qu’elle trouvait des tas de choses par ses propres moyens. Elle était très intelligente, et Qing-jao ne serait pas surprise de s’apercevoir que Wang-mu assimilait plus d’informations qu’elle n’en recevait directement de sa maîtresse.
— Je vois ce que tu as sur ton terminal, dit Wang-mu, et ça concerne toujours la flotte de Lusitania. Et puis c’est de ça que tu parlais avec ton père le premier jour où j’étais ici. Je n’ai pas compris grand-chose à votre conversation, sauf qu’il était question de la flotte de Lusitania. Que les dieux pissent au visage de l’homme qui a envoyé cette flotte ! dit-elle d’un ton brusquement chargé de haine.
Sa véhémence était choquante ; Wang-mu parlait contre le Congrès stellaire – incroyable !
— Sais-tu qui a envoyé cette flotte ? demanda Qing-jao.
— Evidemment. C’est les politiciens égoïstes du Congrès stellaire, qui tentaient de détruire tous les espoirs qu’a une planète colonisée d’obtenir son indépendance.
Wang-mu savait donc qu’elle parlait séditieusement. Qing-jao se rappela qu’elle avait elle-même parlé avec autant de haine, longtemps auparavant ; mais d’entendre quelqu’un proférer ces paroles en sa présence – sa propre servante secrète ! — était scandaleux.
— Que sais-tu de tout cela ? s’écria Qing-jao. Ces questions relèvent de l’autorité du Congrès, et toi, tu parles d’indépendance, de colonies, et…
Wang-mu était tombée à genoux, le front contre terre. Qing-jao eut immédiatement honte d’avoir parlé si durement.
— Allons, relève-toi, Wang-mu.
— Tu es en colère contre moi.
— Je suis scandalisée de t’entendre parler comme cela, c’est tout. Où as-tu entendu pareilles absurdités ?
— Je répète ce que tout le monde dit.
— Pas tout le monde, dit Qing-jao. Mon père ne parle jamais comme cela. En revanche, c’est le genre de chose que Démosthène dit tout le temps.
Et Qing-jao se rappela ce qu’elle avait ressenti lorsqu’elle avait pour la première fois lu du Démosthène : ça lui avait paru tellement logique, tellement vrai, tellement juste ! Or, plus tard, son père lui avait expliqué que Démosthène était l’ennemi des gouvernants et, par conséquent, l’ennemi des dieux. Mais ce n’était qu’à présent qu’elle prenait toute la mesure de la fausseté onctueuse des paroles du traître qui l’avaient presque persuadée que la flotte de Lusitania était malfaisante. Si Démosthène avait été si près de séduire une jeune élue aussi instruite que Qing-jao, rien d’étonnant alors à ce qu’elle entende les mêmes paroles reproduites comme des vérités dans la bouche d’une fille du peuple.
— Qui est Démosthène ? demanda Wang-mu.
— Un traître qui réussit apparemment mieux que quiconque ne l’aurait cru.
Le Congrès stellaire se rendait-il compte que les idées de Démosthène étaient reprises par des gens qui n’avaient jamais entendu parler de lui ? Savait-on en haut lieu ce que cela signifiait ? Les idées de Démosthène étaient désormais la sagesse commune des gens du commun. Les choses avaient pris une tournure plus dangereuse que Qing-jao ne l’avait imaginé. Son père était plus avisé, il devait déjà être au courant.
— Qu’importe, dit Qing-jao. Parle-moi de la flotte de Lusitania.
— Comment le pourrais-je, si ça va te mettre en colère ?
Qing-jao attendit patiemment.
— Très bien, dit Wang-mu, toujours sur ses gardes. Mon père dit… et son ami Pan Ku-wei aussi, un type très intelligent qui a passé une fois l’examen de fonctionnaire et à qui il n’a manqué que quelques points pour…
— Que disent-ils ?
— Que c’est très mal de la part du Congrès d’envoyer une énorme flotte, vraiment énorme, et tout ça pour attaquer la plus petite des colonies parce que les gens de là-bas ont refusé d’extrader deux de leurs citoyens pour qu’ils soient jugés sur une autre planète. Ils disent que la justice est entièrement du côté de Lusitania, parce que envoyer des gens sur une autre planète contre leur volonté, c’est les enlever pour toujours à leur famille et à leurs amis. C’est comme si on les condamnait avant de les juger.