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Qing-jao se traîna immédiatement jusqu’au mur le plus proche et se mit à chercher dans le grain du bois la ligne à suivre des yeux. À cause des paroles de Wang-mu, Qing-jao avait découvert une souillure secrète au fond d’elle-même. Les dieux lui avaient fait faire un pas de plus dans la connaissance des zones d’ombre de son esprit, afin qu’elle soit un jour totalement remplie de lumière et mérite ainsi le nom qui jusqu’ici restait dérisoire. Une partie de mon être doute de l’honnêteté du Congrès stellaire. Ô dieux, pour mes ancêtres, mon peuple et mes gouvernants, et pour moi enfin, purgez-moi de ce doute et redonnez-moi la pureté !

Quand elle eut fini de scruter la ligne – et il ne lui fallut qu’une seule ligne pour se purifier, ce qui signifiait déjà qu’elle avait appris quelque chose de vrai –, elle vit Wang-mu, assise, qui la regardait. Toute la colère de Qing-jao avait disparu. Elle lui était en fait reconnaissante d’avoir été sans le savoir l’instrument des dieux pour l’aider à apprendre une nouvelle vérité. Mais il fallait quand même faire comprendre à Wang-mu qu’elle avait passé les bornes.

— Dans cette maison, nous sommes les loyaux serviteurs du Congrès stellaire, dit doucement Qing-jao en laissant rayonner toute la gentillesse dont elle était capable. Et si tu es une loyale servante de cette maison, alors tu serviras le Congrès de tout ton cœur.

Comment pouvait-elle expliquer à Wang-mu combien elle avait souffert pour apprendre cette leçon – et combien elle en souffrait encore maintenant ? Elle avait besoin de Wang-mu pour l’aider, non pour lui rendre l’épreuve plus difficile.

— Très-sainte, je ne le savais pas, dit Wang-mu. Je n’avais pas deviné. J’avais toujours entendu dire de Han Fei-tzu qu’il était le plus noble serviteur de la Voie. Je croyais que tu servais la Voie, et non le Congrès. Sinon, je n’aurais jamais…

— Tu ne serais jamais venue travailler ici ?

— Je n’aurais jamais dit du mal du Congrès, dit Wang-mu. Je te servirais même si tu habitais la maison d’un dragon.

C’est peut-être le cas, songea Qing-jao. Peut-être que le dieu qui me purifie est un dragon, froid et brûlant, terrible et magnifique.

— N’oublie pas, Wang-mu, que la planète appelée la Voie n’est pas la Voie elle-même, mais qu’elle n’a été ainsi nommée que pour nous inciter à suivre la vraie Voie chaque jour. Mon père et moi-même servons le Congrès parce qu’il a le mandat du ciel, et la Voie exige donc que nous le fassions, même au mépris des désirs ou des besoins de la planète appelée la Voie.

Wang-mu la regarda avec de grands yeux, sans ciller. Comprenait-elle ? Croyait-elle ? Qu’importe : elle finirait par croire avec le temps.

— Va-t’en maintenant, Wang-mu. Il faut que je travaille.

— Oui, Qing-jao.

Wang-mu se leva immédiatement et se retira à reculons, la tête baissée. Qing-jao revint vers son terminal. Mais, lorsqu’elle commença à demander l’affichage de nouveaux rapports, elle prit conscience d’une présence dans la chambre. Elle se retourna brusquement sur sa chaise et découvrit Wang-mu en arrêt sur le seuil.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Qing-jao.

— Une servante secrète est-elle tenue de te raconter tout ce qui lui passe par la tête, même si c’est stupide en fin de compte ?

— Tu peux me dire ce que tu veux, dit Qing-jao. T’ai-je déjà punie ?

— Alors je te prie de me pardonner, ma Qing-jao, si j’ose te dire un mot au sujet de la noble tâche à laquelle tu es en train de travailler.

Que savait Wang-mu de la flotte de Lusitania ? Wang-mu apprenait rapidement, mais, avec elle, Qing-jao en était encore à un niveau tellement primitif dans toutes les matières qu’il était impensable que Wang-mu puisse ne serait-ce qu’appréhender les problèmes, sans parler de leur trouver une solution. Néanmoins, son père lui avait dit que les domestiques sont toujours plus heureux quand ils savent que leurs maîtres les écoutent.

— Alors, indique-moi, s’il te plaît, comment tu pourrais dire quelque chose de plus stupide que tout ce que j’ai déjà exprimé sur ce sujet ?

— Ma chère sœur aînée, dit Wang-mu, l’idée me vient en réalité de toi. Tu as dit tant de fois qu’aucun événement connu dans toute l’histoire des sciences n’aurait pu faire disparaître la flotte aussi complètement et avec une simultanéité aussi parfaite…

— Mais c’est arrivé, dit Qing-jao, alors cela doit être possible après tout.

— Ce qui m’est venu à l’esprit, ma douce Qing-jao, dit Wang-mu, c’est une chose que tu m’as expliquée quand nous avons étudié la logique. À propos des causes premières et des causes finales. Depuis le début, tu cherches des causes premières : par quels moyens on a fait disparaître la flotte. Mais as-tu cherché des causes finales ? ce qu’on espère accomplir en neutralisant les communications de la flotte, voire en la détruisant ?

— Tout le monde sait pourquoi les gens veulent arrêter la flotte. Ils essaient de protéger les droits des colonies, à moins qu’ils n’aient l’idée saugrenue que le Congrès veuille détruire les pequeninos avec toute la colonie. Il y a des milliards de gens qui veulent qu’on arrête l’expédition. L’insoumission est dans leurs cœurs et ce sont tous des ennemis des dieux.

— Il n’empêche que quelqu’un a réussi à le faire, dit Wang-mu. Je croyais seulement que, puisque tu ne peux découvrir ce qui est arrivé à la flotte directement, tu pourrais peut-être trouver qui en est responsable, ce qui te permettra de trouver comment il y est arrivé.

— Nous ne savons même pas si cela a été fait par quelqu’un, dit Qing-jao. Cela aurait pu être quelque chose. Les phénomènes naturels n’ont pas de mobiles, puisqu’ils n’ont pas d’esprit.

— Alors je t’ai fait perdre ton temps, Qing-jao, dit Wang-mu en baissant la tête. Je te demande pardon. J’aurais dû partir quand tu m’as dit de partir.

— Ça ne fait rien, dit Qing-jao.

Wang-mu avait déjà disparu. Qing-jao ne savait même pas si sa servante avait entendu ces paroles rassurantes. Qu’importe, songea Qing-jao. Si Wang-mu a été offensée, je me réconcilierai avec elle plus tard. C’était très gentil de la part de cette fille de penser qu’elle pourrait m’aider dans mon travail. Je prendrai bien soin de lui faire savoir combien j’apprécie les élans de son cœur.

Une fois Wang-mu sortie de la pièce, Qing-jao retourna à son terminal. Elle feuilleta distraitement les rapports qui s’y affichaient. Elle les avait déjà tous parcourus, sans rien trouver d’intéressant. Pourquoi faudrait-il qu’il en soit autrement cette fois-ci ? Peut-être que ces rapports et ces résumés ne lui révélaient rien parce qu’il n’y avait rien à révéler. Peut-être que la flotte avait disparu parce qu’un dieu avait eu une crise de folie furieuse : on racontait des histoires de ce genre dans les temps anciens. Peut-être qu’il n’y avait pas trace d’intervention humaine parce que l’auteur n’était pas un humain. Elle se demanda ce que son père penserait de cette dernière hypothèse. Comment le Congrès affronterait-il une divinité démente ? S’il ne pouvait même pas retrouver la trace du subversif Démosthène, pouvait-il espérer retrouver et capturer un dieu ?

Je ne sais pas qui est Démosthène, mais il doit bien rire, maintenant, songea Qing-jao. Il a écrit tous ses essais pour persuader les gens que le Congrès avait tort d’envoyer la flotte de Lusitania, et voilà que la flotte est immobilisée, exactement comme Démosthène le voulait.

Exactement comme Démosthène le voulait. Pour la première fois, Qing-jao fit un rapprochement tellement évident qu’elle avait du mal à croire qu’elle n’y avait encore jamais pensé. Tellement évident, en fait, que, dans mainte ville, la police avait présumé que tous ceux qui étaient connus comme partisans de Démosthène devaient sûrement être impliqués dans la disparition de la flotte. La police avait arrêté en bloc tous les subversifs potentiels et avait tenté de leur extorquer des aveux. Bien entendu, on n’avait jamais interrogé le vrai Démosthène, puisque personne ne savait qui il était.

Démosthène, si habile qu’il échappe aux recherches depuis des années, malgré tous les efforts déployés par la Police stellaire ; Démosthène, tout aussi insaisissable que la cause de la disparition de la flotte. S’il peut réussir à se cacher, pourquoi ne réussirait-il pas à cacher la flotte ? Peut-être que, si je trouve Démosthène, je découvrirai comment la flotte a été isolée. Même si j’ignore absolument dans quelle direction commencer mes recherches. Mais c’est déjà une nouvelle manière d’aborder le problème. Au moins, je n’aurai pas à relire sans cesse les mêmes rapports inutiles.

Brusquement, Qing-jao se rappela qui avait dit presque exactement la même chose, quelques instants plus tôt. Elle se prit à rougir ; le sang lui échauffa les joues. J’étais si arrogante, si condescendante envers Wang-mu parce qu’elle s’était imaginé pouvoir m’aider dans ma noble tâche. Et voilà que, cinq minutes plus tard, l’idée qu’elle a fait naître dans mon cerveau a germé pour devenir un plan. Même si ce plan échoue, c’est Wang-mu qui me aura indiqué, ou au moins m’en aura donné l’idée. Je la croyais stupide, et j’étais stupide de le croire. Les yeux de Qing-jao s’emplirent de larmes de honte.

C’est alors qu’elle se remémora quelques vers d’un célèbre poème de son ancêtre-de-cœur :