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Je ne sais pas qui est Démosthène, mais il doit bien rire, maintenant, songea Qing-jao. Il a écrit tous ses essais pour persuader les gens que le Congrès avait tort d’envoyer la flotte de Lusitania, et voilà que la flotte est immobilisée, exactement comme Démosthène le voulait.

Exactement comme Démosthène le voulait. Pour la première fois, Qing-jao fit un rapprochement tellement évident qu’elle avait du mal à croire qu’elle n’y avait encore jamais pensé. Tellement évident, en fait, que, dans mainte ville, la police avait présumé que tous ceux qui étaient connus comme partisans de Démosthène devaient sûrement être impliqués dans la disparition de la flotte. La police avait arrêté en bloc tous les subversifs potentiels et avait tenté de leur extorquer des aveux. Bien entendu, on n’avait jamais interrogé le vrai Démosthène, puisque personne ne savait qui il était.

Démosthène, si habile qu’il échappe aux recherches depuis des années, malgré tous les efforts déployés par la Police stellaire ; Démosthène, tout aussi insaisissable que la cause de la disparition de la flotte. S’il peut réussir à se cacher, pourquoi ne réussirait-il pas à cacher la flotte ? Peut-être que, si je trouve Démosthène, je découvrirai comment la flotte a été isolée. Même si j’ignore absolument dans quelle direction commencer mes recherches. Mais c’est déjà une nouvelle manière d’aborder le problème. Au moins, je n’aurai pas à relire sans cesse les mêmes rapports inutiles.

Brusquement, Qing-jao se rappela qui avait dit presque exactement la même chose, quelques instants plus tôt. Elle se prit à rougir ; le sang lui échauffa les joues. J’étais si arrogante, si condescendante envers Wang-mu parce qu’elle s’était imaginé pouvoir m’aider dans ma noble tâche. Et voilà que, cinq minutes plus tard, l’idée qu’elle a fait naître dans mon cerveau a germé pour devenir un plan. Même si ce plan échoue, c’est Wang-mu qui me aura indiqué, ou au moins m’en aura donné l’idée. Je la croyais stupide, et j’étais stupide de le croire. Les yeux de Qing-jao s’emplirent de larmes de honte.

C’est alors qu’elle se remémora quelques vers d’un célèbre poème de son ancêtre-de-cœur :

je veux rappeler les pétales tombés sous le mûrier mais le poirier garde ses fleurs

La poétesse Li Qing-jao savait la peine qu’on a à regretter les mots déjà tombés de nos lèvres et qu’on ne peut jamais rappeler. Mais elle avait la sagesse de se souvenir que, même si ces mots-là ont disparu, il reste encore des mots nouveaux qui attendent d’être dits, comme les fleurs que garde le poirier.

Pour se remettre du souvenir honteux de son arrogance, Qing-jao décida de réciter le poème tout entier. Mais lorsqu’elle arriva au vers :

navires-dragons au fil du fleuve,

son esprit dériva jusqu’à la flotte de Lusitania, imaginant tous ces vaisseaux interstellaires comme autant d’esquifs peints de motifs féroces, emportés malgré eux par le courant et si loin de la rive qu’on ne pouvait plus les entendre, tout grand bruit qu’ils menassent.

Ses pensées passèrent des dragons des eaux aux dragons des airs, et elle imagina les vaisseaux de la flotte comme des cerfs-volants aux amarres rompues, emportés par le vent, plus jamais attachés au poignet de l’enfant qui leur avait pour la première fois donné des ailes. Qu’il était beau de les libérer ! Mais quelle expérience terrifiante pour eux, qui n’avaient jamais désiré la liberté !

je ne craignais rien ni la folie des vents ni la violence de la pluie

Les paroles du poème lui revinrent.

Je ne craignais rien. La folie des vents. La violence de la pluie. Je ne craignais rien lorsque nous avons trinqué à la bonne fortune avec du vin de mûre chaud à présent je ne peux concevoir comment retrouver ce temps-là.

Mon-ancêtre-de-cœur pouvait boire pour chasser sa peur, songea Qing-jao, parce qu’elle avait quelqu’un avec qui boire. Même à présent,

seule sur ma natte tasse en main les yeux tristes perdus dans le néant,

la poétesse se souvient de son compagnon disparu. Et moi, je me souviens de qui ? Où est mon tendre amoureux ? Quelle époque ce devait être, quand la grande Li Qing-jao était encore au nombre des mortels et qu’hommes et femmes pouvaient se lier d’amitié sans jamais se demander qui était élu des dieux et qui ne l’était pas ! Une femme pouvait alors vivre si pleinement qu’elle avait encore des souvenirs même dans ses années de solitude. Je ne peux même pas me souvenir du visage de ma mère. Rien que des images en deux dimensions ; je ne me rappelle pas avoir vu son visage tourner et bouger quand ses yeux me regardaient. Je n’ai que mon père, qui est comme un dieu ; je peux l’adorer, lui obéir et même l’aimer, mais je ne peux jamais jouer avec lui, pas vraiment ; lorsque je le taquine, j’essaie toujours de m’assurer qu’il approuve la manière dont je le taquine. Et Wang-mu ; j’ai dit avec tant de conviction que nous serions amies, et pourtant je la traite comme une domestique ; je n’oublie jamais un seul instant qui est l’élue des dieux et qui ne l’est pas. C’est un mur qu’on ne peut jamais franchir. Maintenant je suis seule. À jamais seule.

un froid limpide traverse les rideaux lune en croissant derrière l’or des barreaux

Elle frissonna. Moi. La lune. Les Grecs ne faisaient-ils pas de leur lune une vierge froide, une chasseresse ? N’est-ce pas ce que je suis ? Seize ans et encore intacte,

et la flûte chante comme pour annoncer sa venue.

J’ai beau écouter, je n’entends jamais cette mélodie et personne ne vient…

Non. Elle entendait au loin les préparatifs du repas ; des tintements de bols et de cuillers, des rires dans la cuisine. Sa rêverie interrompue, elle tendit la main pour essuyer ses larmes stupides. Comment pouvait-elle imaginer qu’elle était seule, alors qu’elle vivait au milieu de toute une maisonnée où chacun s’occupait d’elle depuis sa naissance ? Je reste là par terre à réciter des bribes de vieux poèmes au lieu de travailler.

Elle commença aussitôt à faire le point des recherches sur l’identité de Démosthène.

À la lecture des rapports, elle crut un instant que c’était là encore une impasse. Plus de trois douzaines d’auteurs, sur un nombre presque égal de planètes, avaient été arrêtés pour avoir produit des documents subversifs sous le nom de Démosthène. Le Congrès stellaire avait tiré la conclusion qui s’imposait : Démosthène n’était que le pseudonyme générique utilisé par tout rebelle qui voulait attirer l’attention sur lui. Il n’y avait pas de vrai Démosthène, même pas un complot organisé.

Mais Qing-jao avait des doutes. Démosthène avait remarquablement réussi à fomenter des troubles sur toutes les planètes. Se pouvait-il qu’il y ait quelqu’un d’aussi talentueux parmi les traîtres de chaque planète ? C’était invraisemblable.

De plus, en repensant à ce qu’elle avait lu de Démosthène, Qing-jao se rappela avoir remarqué la cohérence de ses écrits. L’originalité et la logique de sa vision formaient déjà une partie de son pouvoir de séduction. Tout semblait cadrer, rien n’était absurde.

Démosthène n’avait-il pas aussi conçu la Hiérarchie de la Différence ? Utlanning, framling, raman, varelse. Non : cela avait été écrit bien avant – ce devait être un autre Démosthène. Etait-ce par référence à la Hiérarchie du premier Démosthène que les traîtres se servaient de son nom ? Ils écrivaient pour soutenir l’indépendance de Lusitania, la seule planète où l’on ait trouvé une forme de vie intelligente non humaine. Il était assez normal de se servir du nom de l’auteur qui avait le premier appris à l’humanité à se rendre compte que l’univers n’était pas partagé entre les humains et les non-humains, ni entre les espèces intelligentes et les autres.