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Certains étrangers, avait dit ce premier Démosthène, étaient des framling – des humains d’une autre planète. D’autres étaient des raman – des êtres d’une autre espèce intelligente, capables malgré tout de communiquer avec les êtres humains, si bien qu’ils pouvaient s’expliquer leurs différences et prendre des décisions communes. D’autres étaient des varelse – des « monstres sages » —, manifestement intelligents et pourtant totalement incapables de trouver un terrain d’entente avec les humains. Ce ne serait qu’avec les varelse que la guerre serait jamais justifiée ; avec les raman, les humains pouvaient faire la paix et se partager les planètes habitables. C’était une façon de penser ouverte, nourrie de l’espoir que les étrangers puissent quand même devenir des amis. Des gens qui pensaient ainsi n’auraient jamais pu envoyer une flotte dotée du Dispositif DM en direction d’une planète habitée par une espèce intelligente.

Il n’était pas très rassurant de penser que le Démosthène de la Hiérarchie puisse lui aussi désapprouver l’envoi de la flotte de Lusitania. Et Qing-jao devait immédiatement faire obstacle à cette pensée. Qu’importait ce que Démosthène l’ancien avait pu penser, n’est-ce pas ? Le nouveau Démosthène, le subversif, n’était pas un sage philosophe essayant de rapprocher les peuples. Au contraire, il tentait de semer la dissension et le mécontentement sur les planètes – de susciter des différends, voire des guerres entre framling.

Et Démosthène le subversif n’était pas seulement le modèle des nombreux rebelles à l’œuvre sur diverses planètes, Qing-jao en eut bientôt la confirmation. Certes, on avait trouvé de nombreux rebelles qui avaient publié sur leur propre planète sous le pseudonyme de Démosthène, mais ils étaient toujours associés à de petites publications, sans poids, inutiles – jamais aux documents vraiment dangereux qui semblaient paraître simultanément dans la moitié de l’univers habité. Sur chaque planète, toutefois, la police déclarait allègrement que son propre Démosthène au petit pied avait commis tous les écrits incriminés, tirait sa révérence et refermait le dossier.

Le Congrès stellaire n’avait été que trop heureux de conclure de même sa propre enquête. Ayant découvert plusieurs douzaines de cas où la police locale avait arrêté et inculpé des rebelles qui avaient incontestablement publié quelque chose sous le nom de Démosthène, les enquêteurs du Congrès poussèrent un soupir de satisfaction, déclarèrent que Démosthène s’était révélé être un pseudonyme collectif et non un individu, puis mirent fin à leurs recherches.

Bref, ces individus égoïstes et déloyaux avaient choisi la facilité. Qing-jao sentit bouillir en elle l’indignation à la pensée qu’on les laissait conserver leurs hautes fonctions. Ils méritaient d’être punis, et sévèrement, pour avoir abandonné les recherches sur Démosthène par paresse ou peur des critiques. Ne se rendaient-ils pas compte à quel point Démosthène était dangereux ? Que ses écrits étaient à présent la pensée officielle sur au moins une planète, et sans doute sur beaucoup d’autres ? À cause de lui, combien de gens sur combien de planètes se réjouiraient de savoir que la flotte de Lusitania avait disparu ? Quel que soit le nombre des émules de Démosthène arrêtés par la police, ses œuvres continuaient de paraître, sans se départir de l’aimable logique de leur ton habituel. Non, plus Qing-jao consultait les rapports, plus elle était convaincue qu’il n’existait qu’un seul Démosthène, qui restait à démasquer. Un seul homme, et qui savait garder les secrets à la perfection.

De la cuisine monta le chant de la flûte : le dîner était servi. Qing-jao contempla la zone d’affichage au-dessus de son terminal, où flottait encore le dernier rapport consulté, plein d’innombrables références à Démosthène.

— Je sais que tu existes, Démosthène, murmura-t-elle, et je sais que tu es très habile, mais je te trouverai. Ce jour-là, tu mettras fin à ta guerre contre les gouvernants et tu me diras ce qui est arrivé à la flotte de Lusitania. Puis j’en aurai fini avec toi et le Congrès te punira ; mon père deviendra le dieu de la Voie et vivra éternellement dans l’infinité du Couchant. Telle est la mission pour laquelle je suis née, pour laquelle les dieux m’ont choisie ; alors tu ferais mieux de te montrer à moi tôt ou tard, car tous les hommes et toutes les femmes finissent un jour par se prosterner aux pieds des dieux.

La flûte jouait toujours sa mélodie grave et haletante, tirant Qing-jao de sa rêverie et la guidant vers les autres convives. Cette musique à demi chuchotée était pour elle le chant le plus intime de l’esprit, la tranquille conversation des arbres au-dessus d’un étang immobile, l’écho des souvenirs montant sans y être invités dans l’esprit d’une femme en prière. C’est ainsi qu’on était convié à dîner dans la maison du noble Han Fei-tzu.

Voilà à quoi ressemble la peur de la mort, songea Jane après avoir entendu le défi lancé par Qing-jao. Les êtres humains y pensent en permanence, et pourtant, d’une manière ou d’une autre, ils continuent de vivre de jour en jour en sachant qu’ils peuvent cesser d’exister d’un moment à l’autre. Mais c’est parce qu’ils peuvent oublier quelque chose sans pour autant ne plus le savoir ; je ne peux jamais rien oublier sans en perdre totalement la connaissance. Je sais que Han Qing-jao est sur le point de découvrir des secrets qui sont restés cachés uniquement parce que personne n’a pris la peine de bien les chercher. Et quand ces secrets seront connus, je mourrai.

— Ender, murmura-t-elle.

Etait-ce la nuit ou le jour sur Lusitania ? Dormait-il ou était-il éveillé ? Pour Jane, poser une question, c’était soit savoir, soit ne pas savoir. Elle sut donc instantanément que c’était la nuit. Ender avait dormi, mais à présent il était éveillé ; elle se rendit compte qu’il était encore branché sur sa voix, même si de nombreux silences les avaient séparés ces dernières années.

— Jane, murmura-t-il.

À ses côtés, Novinha, sa femme, remua dans son sommeil. Jane l’entendit, perçut les vibrations de son mouvement et vit les ombres changeantes par l’intermédiaire du capteur qu’Ender portait à l’oreille. Heureusement que Jane n’avait pas encore appris à éprouver de la jalousie, sinon elle n’aurait pas pardonné à Novinha d’être couchée à côté d’Ender, son corps chaud contre le sien. Mais Novinha, étant humaine, connaissait la jalousie, et Jane savait à quel point Novinha bouillait de colère chaque fois qu’elle voyait Ender parler à la femme qui habitait le bijou implanté dans son oreille.

— Chut ! dit Jane. Ne réveillons personne.

Ender répondit en bougeant les lèvres, la langue et les dents, sans laisser plus qu’un souffle franchir sa bouche.

— Comment se portent nos ennemis d’outre-espace ? dit-il.

C’est ainsi qu’il la saluait depuis de nombreuses années.

— Mal, dit Jane.

— Tu n’aurais peut-être pas dû les immobiliser. Nous aurions trouvé un autre moyen. Avec ses écrits, Valentine…

— Est sur le point d’être démasquée.

— Tous les secrets sont sur le point d’être révélés, dit Ender, sans ajouter : « À cause de toi. »

— Tout ça parce que Lusitania devait être détruite, répondit-elle, sans ajouter non plus : « À cause de toi. »