Même si elle avait depuis appris la vraie raison de ce meurtre, même si les pequeninos avaient fait le serment solennel de ne jamais plus commettre d’acte de violence envers un être humain, la mère de Quim ne pourrait jamais conserver toute sa raison à la pensée de voir ses proches aller chez les piggies. Et voilà qu’elle participait à une réunion qui avait été manifestement convoquée, sans doute à son instigation, pour décider si Quim devait ou non partir en mission. Ce matin-là n’allait pas être de tout repos. Au bout de longues années de pratique, Novinha était experte dans l’art de retourner les situations à son profit. Son mariage avec Andrew Wiggin l’avait à maints égards adoucie. Mais, lorsqu’elle pensait que la vie d’un de ses enfants était en jeu, elle sortait ses griffes et nul mari ne pourrait lui imposer la modération.
Pourquoi le maire Kovano et l’évêque Peregrino avaient-ils permis la tenue de cette réunion ?
Comme s’il avait entendu la question silencieuse de Quim, le maire Kovano commença ses explications :
— Andrew Wiggin m’a apporté de nouvelles informations. Ma première pensée était de les garder secrètes, d’envoyer le Père Estevão en mission chez les hérétiques et de demander à l’évêque Peregrino de prier. Mais Andrew m’a assuré que le danger se rapproche et qu’il est donc d’autant plus important que vous vous déterminiez tous à partir des informations les plus complètes. Il semble que les porte-parole des morts fassent confiance – d’une manière presque pathologique – à l’idée que, plus les gens sont informés, mieux ils se comportent. Je suis dans la politique depuis trop longtemps pour partager cette confiance – mais il est plus vieux que moi, à ce qu’il dit, et je m’en suis remis à sa sagesse.
Quim savait évidemment que Kovano ne s’en remettait à la sagesse de personne. Andrew Wiggin l’avait convaincu, tout simplement.
— À mesure que les relations entre pequeninos et humains deviennent plus, euh… problématiques, et que notre invisible voisine, la reine, se rapproche du stade où elle peut lancer ses engins spatiaux, il semble que les problèmes extraplanétaires se fassent plus pressants eux aussi. Le Porte-Parole des Morts m’annonce que ses informateurs extraplanétaires lui ont indiqué que, sur la planète dite de la Voie, quelqu’un serait sur le point de découvrir l’identité de nos alliés, qui ont réussi à empêcher le Congrès d’envoyer à la flotte l’ordre de détruire Lusitania.
Quim nota avec intérêt qu’Andrew n’avait apparemment pas parlé de Jane au maire Kovano. L’évêque Peregrino n’était pas au courant non plus. Mais Grego ? Ou Quara ? Ou Ela ? Novinha savait, à coup sûr. Pourquoi Andrew m’a-t-il dit la vérité à moi s’il l’a cachée à tant de gens ?
— Il y a de fortes chances pour que, dans les semaines – ou les jours – à venir, le Congrès rétablisse les communications avec la flotte. À ce moment-là, notre dernière ligne de défense aura disparu. Seul un miracle pourra nous épargner la destruction.
— Foutaises ! dit Grego. Si cette, euh… ce machin là-bas dans la prairie est capable de construire un vaisseau pour les piggies, elle peut en construire plusieurs pour nous aussi. Et nous faire quitter cette planète avant qu’ils la fassent sauter.
— Peut-être, dit Kovano. J’ai suggéré quelque chose de ce genre, en des termes moins pittoresques, sans doute. Senhor Wiggin, peut-être pouvez-vous nous dire pourquoi le petit plan si éloquent de Grego ne marchera pas.
— La reine n’a pas notre façon de penser. Malgré tous ses efforts, elle ne peut prendre la vie des individus aussi au sérieux que nous. Si Lusitania est détruite, les plus grands risques seront pour elle et les pequeninos…
— Le Dispositif DM fait sauter toute la planète, non ? objecta Grego.
— Les risques d’anéantissement de l’espèce, disais-je, poursuivit Wiggin, sans relever l’interruption de Grego. Elle ne sacrifiera pas un vaisseau pour évacuer des humains de Lusitania, parce qu’il y a des milliers de milliards d’humains sur deux cents autres planètes. Nous ne sommes pas en danger de xénocide.
— Et si on laisse faire ces piggies hérétiques ? demanda Grego.
— Et voilà encore un argument, dit Wiggin. Si nous n’avons pas trouvé un moyen de neutraliser la descolada, nous ne pouvons en notre âme et conscience emmener la population de Lusitania sur une autre planète. Nous ferions exactement ce que veulent les hérétiques : forcer d’autres humains à entrer en contact avec la descolada, et probablement mourir.
— Alors, il n’y a pas de solution, dit Ela. Nous n’avons plus qu’à nous coucher et attendre la mort.
— Pas tout à fait, dit le maire Kovano. Il est possible – vraisemblable, peut-être – que la population humaine de cette planète soit condamnée. Mais nous pouvons au moins essayer de faire en sorte que les vaisseaux de peuplement des pequeninos ne transportent pas la descolada sur d’autres planètes. Il semble qu’il y ait deux approches, l’une biologique, l’autre théologique.
— Nous sommes si près du but, dit Novinha. Ela et moi-même avons presque fini d’élaborer un substitut de la descolada – c’est une question de mois, voire de semaines.
— C’est ce que vous dites. Et qu’est-ce qu’en dit Ela ?
Quim faillit laisser échapper un gémissement. Ela va dire que notre mère se trompe, qu’il n’y a pas de solution biologique, et puis notre mère va dire qu’Ela est en train d’essayer de me tuer en m’envoyant en mission chez les pequeninos. Il ne manquait plus que ça : la guerre ouverte entre Ela et notre mère. Grâce à Kovano Zeljezo, ce grand humaniste !
Mais la réponse d’Ela ne fut pas ce que craignait Quim :
— L’élaboration du substitut est presque terminée. C’est jusqu’ici la seule méthode qui n’ait pas été testée et rejetée, mais nous sommes sur le point de maîtriser la conception d’une version du virus qui fait tout ce qui est nécessaire au maintien des cycles vitaux des espèces indigènes mais est incapable de s’adapter à toute espèce nouvelle et de la détruire.
— Tu es en train d’envisager la lobotomie de toute une espèce, dit amèrement Quara. Qu’est-ce que tu dirais si quelqu’un trouvait un moyen pour garder en vie tous les humains tout en leur enlevant le cerveau ?
Bien entendu, Grego releva le défi :
— C’est ça : « Laissez-les vivre ! » Le jour où ces virus pourront écrire un poème ou démontrer un théorème, je me laisserai convaincre par cette sentimentalité à la con.
— Le fait que nous ne puissions pas lire leurs poèmes épiques ne veut pas dire qu’ils n’en aient pas écrit !
— Fechai as bocas ! cria Kovano.
Ils se turent immédiatement.
— Nossa Senhora, dit-il. Peut-être que Dieu veut détruire Lusitania parce qu’il ne voit pas d’autre moyen de vous la faire boucler à vous deux.
L’évêque Peregrino se racla la gorge.
— Ou peut-être que non, dit Kovano. Loin de moi l’intention de spéculer sur les motivations de Dieu !
L’évêque éclata de rire, ce qui permit aux autres de rire à leur tour. La tension se brisa – comme une vague déferlante momentanément disparue mais qui reviendrait sans doute dans un moment.