— Entre-temps, j’attends des xénobiologistes qu’ils poursuivent leurs travaux sur le contre-virus avec toute la vigueur possible. Quand le virus existera, nous déciderons s’il faut ou non en faire usage.
— Nous en ferons usage, dit Grego.
— Il faudra me passer sur le corps, dit Quara.
— Je vous serais reconnaissant de bien vouloir attendre que nous en sachions plus avant de faire quoi que ce soit, dit Kovano. Ce qui nous amène à toi, Grego Ribeira. Andrew Wiggin m’assure qu’il n’est pas déraisonnable de croire à la possibilité de voyager à des vitesses supraluminiques.
— Et où avez-vous étudié la physique, Senhor Falante ? dit Grego en regardant froidement le Porte-Parole des Morts.
— J’espère l’étudier avec toi, dit Wiggin. Tant que tu n’auras pas entendu mon témoignage, je ne saurai pas s’il y a vraiment des raisons d’espérer une telle percée.
Quim sourit en voyant Andrew désamorcer aussi facilement la contestation que Grego voulait soulever. Grego n’était pas bête. Il savait qu’on lui forçait la main. Mais Wiggin ne lui avait laissé aucun motif raisonnable de manifester son mécontentement. C’était l’un des talents les plus irritants du Porte-Parole des Morts.
— S’il y a moyen de voyager dans l’espace à la vitesse de l’ansible, dit Kovano, nous n’aurions besoin que d’un seul vaisseau supraluminique pour transporter tous les humains de Lusitania sur une autre planète. C’est peu probable, mais…
— C’est un rêve stupide, dit Grego.
— Mais nous n’allons pas le laisser échapper, dit Kovano. Nous allons mettre la question à l’étude, n’est-ce pas ? Ou sinon nous nous retrouverons les mains dans le cambouis.
— Je n’ai pas peur de travailler de mes mains, dit Grego. Alors, ne croyez pas que vous pouvez me faire du chantage pour m’obliger à mettre mon esprit à votre service.
— Me voilà mis en garde ! dit Kovano. C’est ta collaboration que je veux, Grego. Mais, si je ne peux l’obtenir, je me contenterai de ton obéissance.
Apparemment, Quara se sentait oubliée. Elle se leva, comme Grego un instant plus tôt.
— Restez donc autour de cette table, dit-elle, et continuez à envisager de détruire une espèce intelligente sans même songer aux moyens de communiquer avec elle. Je vous souhaite bien du plaisir dans l’holocauste.
Sur ce, comme Grego, elle fit mine de prendre la porte.
— Quara, dit Kovano.
Elle attendit.
— Tu étudieras les moyens de parler à la descolada. Pour voir si tu peux communiquer avec ces virus.
— Je vois bien qu’on me donne un os à ronger, dit Quara. Et si je vous disais qu’ils nous supplient de ne pas les tuer ? Vous ne me croiriez pas, de toute façon.
— Au contraire, dit Kovano. Je sais que tu es honnête, même si tu es désespérément indiscrète. Mais j’ai une autre raison de vouloir que tu comprennes le langage moléculaire de la descolada. Vois-tu, Andrew Wiggin a évoqué une éventualité qui ne m’était encore jamais venue à l’esprit. Nous savons tous que l’intelligence des pequeninos date de l’époque où le virus de la descolada a ravagé pour la première fois la surface de cette planète. Et si nous avions confondu la cause et l’effet ?
Novinha se tourna vers lui avec un pâle sourire amer.
— Tu crois que les pequeninos sont à l’origine de la descolada ? demanda-t-elle.
— Non, dit Andrew. Et si les pequeninos et la descolada étaient une seule et même chose ?
Quara en eut le souffle coupé.
Grego éclata de rire.
— Vous êtes une mine d’idées ingénieuses, hein, Wiggin ?
— Je ne comprends pas, dit Quim.
— Ce n’est qu’une hypothèse, dit Andrew. Quara dit que la descolada est assez complexe pour contenir éventuellement de l’intelligence. Et si les virus de la descolada se servaient du corps des pequeninos pour s’exprimer ? Et si l’intelligence des pequeninos venait exclusivement des virus à l’intérieur de leur corps ?
Ouanda, la xénologue, prit la parole pour la première fois :
— Vous connaissez aussi mal la xénologie que la physique, monsieur Wiggin.
— Oh, encore plus mal, dit Wiggin. Mais il m’est venu à l’idée que nous n’avons jamais pu envisager une autre explication au fait que l’intelligence et les souvenirs se conservent lorsqu’un pequenino mourant passe dans sa troisième vie. Les arbres ne conservent pas le cerveau dans leur tronc. Mais, si la volonté et la mémoire étaient transportées par la descolada, la mort du cerveau n’aurait quasiment pas d’importance dans la transmission de la personnalité entre le pequenino et l’arbre-père.
— Même si cette hypothèse avait une chance d’être exacte, dit Ouanda, je ne vois aucune expérience qui puisse nous permettre de la tester correctement.
— Je sais bien que je ne pourrais pas en imaginer une, moi, dit Andrew Wiggin en hochant tristement la tête. Je comptais sur toi.
— Ouanda, dit Kovano, nous avons besoin de toi pour explorer cette hypothèse. Si tu n’y crois pas, très bien – trouve un moyen de prouver qu’elle est fausse, et tu auras fait ton travail.
Kovano se leva et s’adressa à toute l’assemblée :
— Comprenez-vous tous et toutes ce que j’attends de vous ? Nous sommes devant l’un des plus atroces dilemmes auxquels l’humanité ait jamais dû faire face. Nous courons le risque de commettre un xénocide ou de le laisser commettre si nous ne réagissons pas. Toutes les espèces réputées intelligentes ou soupçonnées de l’être vivent à l’ombre d’une sérieuse menace et c’est à nous, et à nous seuls, qu’il revient de prendre la plupart des décisions. La dernière fois qu’il s’est produit quelque chose de semblable – pour autant que la comparaison est justifiée –, nos prédécesseurs humains ont choisi de commettre un xénocide afin, présumaient-ils, d’assurer leur survie. Je vous demande à tous et à toutes d’explorer toutes les hypothèses, même les plus invraisemblables, qui nous donnent une lueur d’espoir, qui puissent nous fournir le minuscule rayon lumineux qui éclairera nos décisions. Etes-vous prêts à m’aider ?
Même Grego, Quara et Ouanda acquiescèrent silencieusement, quoiqu’il leur en coûtât. Momentanément, du moins, Kovano avait réussi à transformer un affrontement de personnalités en une communauté de bonnes volontés. Combien de temps subsisterait-elle une fois la réunion terminée ? La question restait posée. Quim estima que l’esprit de coopération survivrait probablement jusqu’à la prochaine crise – et ce serait peut-être suffisant.
Il restait une dernière confrontation. Tandis que les participants se dispersaient, se disaient au revoir ou se donnaient des rendez-vous, Novinha s’approcha de Quim et le regarda férocement, les yeux dans les yeux.
— Ne pars pas.
Quim ferma les yeux. Que pouvait-on répondre à une déclaration aussi outrageante ?
— Si tu m’aimes, dit-elle.
Quim se souvint de l’épisode du Nouveau Testament où la mère et les frères de Jésus étaient venus le voir et voulaient qu’il s’arrête de parler à ses disciples pour les accueillir.
— « Ceux-là sont ma mère et mes frères », murmura Quim.
Novinha avait dû saisir l’allusion, car, lorsqu’il rouvrit les yeux, elle avait disparu.
Moins d’une heure plus tard, Quim était parti lui aussi, à bord de l’un des précieux utilitaires de la colonie. Il n’emportait jamais beaucoup de provisions, et il serait parti à pied pour un voyage normal. Mais la forêt des hérétiques était si lointaine qu’il lui aurait fallu des semaines pour y arriver sans le véhicule, et il n’aurait pas pu emporter suffisamment de nourriture. L’environnement demeurait hostile – rien n’y poussait qui fût comestible pour les humains et, même si c’était le cas, Quim aurait malgré tout besoin des vivres contenant les substances qui neutralisaient la descolada. Sinon, il mourrait de ta descolada bien avant de mourir de faim.