Tandis que la ville de Lusitania rapetissait derrière lui et qu’il s’enfonçait de plus en plus profondément dans l’espace libre et neutre de la prairie, Quim – le Père Estevão – se demandait ce qu’aurait bien pu décider le maire Kovano s’il avait su que le chef des hérétiques était un arbre-père qui avait gagné le surnom de Planteguerre, et que Planteguerre aurait déclaré que le seul espoir des pequeninos était que le Saint-Esprit – le virus de la descolada – détruise toute vie humaine sur Lusitania.
Ça n’aurait rien changé à l’affaire. Dieu avait demandé à Quim de prêcher l’Evangile du Christ aux gens de toutes nations, de toutes langues et de toutes tribus. Même les plus belliqueux, les plus haineux, les plus assoiffés de sang seraient peut-être touchés par l’amour divin et transformés en chrétiens. C’était arrivé maintes fois dans l’Histoire. Pourquoi pas aujourd’hui ?
Ô Père, que tes œuvres soient fortes en ce monde.
Jamais tes enfants n’ont eu autant besoin de miracles que nous. Novinha ne parlait plus à Ender, et ça l’inquiétait. Ce n’était pas de la mauvaise humeur – il n’avait jamais vu Novinha de mauvaise humeur. Il semblait à Ender que sa femme gardait le silence non pour le punir, mais plutôt pour s’empêcher de le punir ; qu’elle ne disait rien parce que ses paroles risqueraient d’être trop cruelles pour qu’il puisse même les lui pardonner.
Pour commencer, il n’essaya donc pas de la convaincre de parler par la douceur. Il la laissa évoluer comme une ombre dans la maison, le frôlant sans le regarder ; il essaya de l’éviter et n’alla pas se coucher avant qu’elle ne soit endormie.
C’était à cause de Quim, évidemment. De sa mission chez les hérétiques : il était facile de comprendre ce qu’elle craignait, et Ender avait beau ne pas partager ses craintes, il savait quand même que le voyage de Quim n’était pas sans risques. Novinha ne raisonnait pas correctement. Comment Ender aurait-il pu empêcher Quim de partir ? De tous les enfants de Novinha, c’était celui sur lequel Ender n’avait pratiquement pas d’influence ; ils étaient parvenus à un rapprochement quelques années plus tôt, mais c’était une déclaration de paix entre égaux, sans aucune comparaison avec la relation de protopaternité qu’Ender avait établie avec tous les autres enfants. Si Novinha elle-même n’avait pu convaincre Quim de renoncer à sa mission, qu’est-ce qu’Ender aurait pu faire de plus ?
Novinha le savait sans doute – intellectuellement. Mais, comme tous les autres êtres humains, elle n’agissait pas toujours en accord avec son intellect. Elle avait perdu trop d’êtres chers ; quand elle avait senti qu’un autre allait lui échapper, sa réaction avait été viscérale, et non intellectuelle. Ender était entré dans sa vie en tant que guérisseur, en tant que protecteur. Il lui incombait de l’empêcher d’avoir peur, et maintenant elle avait peur et lui reprochait amèrement de ne l’avoir pas soutenue comme il l’aurait dû.
Toutefois, au bout de deux jours de silence, Ender en eut assez. Ce n’était pas le moment qu’il y ait une barrière entre lui et Novinha. Il savait – Novinha aussi – que l’arrivée de Valentine serait un moment difficile pour leur couple. Il avait tellement de vieilles habitudes de communication avec Valentine, il était tellement lié à elle, il savait si bien atteindre son âme de mille manières, qu’il lui était difficile de ne pas redevenir la personne qu’il avait été pendant toutes les années – les millénaires – qu’il avait passées avec elle. Ils avaient vu trois mille ans d’histoire avec pour ainsi dire le même regard. Il n’était avec Novinha que depuis trente ans. C’était en réalité plus, en temps subjectif, que ce qu’il avait vécu avec Valentine, mais il lui était facile de retomber dans son ancien rôle de frère de Valentine, de porte-parole de Démosthène.
Ender s’attendait que Novinha soit jalouse lorsque Valentine arriverait, et il s’y était préparé. Il avait averti Valentine qu’ils n’auraient probablement pas souvent l’occasion d’être ensemble, au début. Elle avait compris – Jakt était soucieux lui aussi : leurs deux conjoints auraient besoin de réconfort. Il était presque ridicule, de la part de Jakt et de Novinha, d’être jaloux de l’intimité entre le frère et la sœur. Il n’y avait jamais eu la moindre ombre de sexualité dans la relation d’Ender et de Valentine – quiconque les connaissait un peu aurait éclaté de rire en y pensant –, mais ce n’était pas l’infidélité sexuelle qui préoccupait Novinha et Jakt. Ce n’était pas non plus le lien émotionnel qui les unissait – Novinha n’avait aucune raison de douter de l’amour d’Ender ni de son attachement, et Jakt n’aurait pas pu demander plus que ce que Valentine lui donnait à la fois en passion et en confiance.
C’était plus profond que tout cela. C’était le fait que, même à présent, après toutes ces années, ils s’étaient remis à fonctionner comme une seule personne dès lors qu’ils s’étaient retrouvés, se complétant dans leurs efforts sans même avoir besoin de s’expliquer ce qu’ils essayaient d’accomplir. Jakt s’en aperçut, et Ender lui-même, qui ne le connaissait pas, s’aperçut qu’il était manifestement abattu. Comme s’il voyait sa femme et son beau-frère ensemble et se disait : Voilà ce que c’est d’être proches l’un de l’autre. Voilà ce que l’on entend quand on dit que deux êtres ne font qu’un. Il avait cru que Valentine et lui étaient proches l’un de l’autre autant qu’il était possible entre mari et femme, et c’était peut-être vrai. Or, maintenant, il lui fallait affronter le ait que deux personnes puissent être encore plus proches l’une de l’autre – être, en un certain sens, la même personne.
Ender devinait les pensées de Jakt et admirait la manière dont Valentine réussissait à le rassurer – et à prendre ses distances par rapport à Ender pour que son mari puisse s’habituer à leur relation plus progressivement, à petites doses.
Mais Ender n’aurait pas pu prévoir la manière dont Novinha avait réagi. Il ne la connaissait qu’en tant que mère de famille ; il ne connaissait d’elle que la farouche et instinctive loyauté qu’elle avait pour eux. Il avait supposé qu’en se sentant menacée elle deviendrait possessive et autoritaire, comme avec les enfants. Il n’était pas du tout préparé à la manière dont elle s’était éloignée de lui. Même avant cette condamnation silencieuse de la mission de Quim, elle se montrait déjà distante. En fait, maintenant qu’il y repensait, il se rendait compte que tout avait commencé avant l’arrivée de Valentine. Comme si Novinha s’était mise à céder du terrain à une nouvelle rivale avant même que cette rivale ne soit là.
C’était logique, évidemment. Il aurait dû s’en douter. Novinha avait perdu trop d’êtres qui avaient marqué sa vie, trop de gens auxquels elle avait été attachée. Ses parents. Pipo. Libo. Et même Miro. Elle était peut-être protectrice et possessive avec ses enfants, dont elle croyait qu’ils avaient besoin d’elle, mais avec les gens dont elle avait besoin, c’était le contraire. Si elle craignait qu’ils ne lui soient enlevés, elle s’éloignait d’eux ; elle s’interdisait d’avoir besoin d’eux.
Pas d’« eux ». C’était de lui, Ender, qu’elle essayait de ne plus avoir besoin. Et ce silence, si elle le maintenait, ouvrirait dans leur mariage une brèche telle qu’il ne s’en remettrait jamais.
Si cela arrivait, Ender ne savait pas ce qu’il ferait. Il ne lui était jamais venu à l’esprit que son mariage puisse être menacé. Il ne s’y était pas engagé à la légère ; il avait l’intention de mourir marié à Novinha, et toutes les années passées ensemble avaient été remplies de la joie qui naît d’une confiance absolue dans le partenaire. À présent, Novinha n’avait plus confiance en lui. Mais c’était injuste. Il était toujours son mari, il lui était fidèle comme aucun autre homme, aucune autre personne ne l’avait jamais été dans sa vie. Il ne méritait pas de la perdre à la suite d’un ridicule malentendu. Et, s’il laissait la situation évoluer comme Novinha semblait le vouloir – inconsciemment, peut-être –, elle serait totalement persuadée qu’elle ne pourrait jamais dépendre de quelqu’un d’autre. Ce serait tragique parce que ce serait faux.