— Merci, dit-il. Mais j’aurais du mal à garder quelqu’un que j’ai manifestement déjà perdu.
— Lorsque Quim reviendra, tout s’arrangera.
C’est ça, songea Ender. C’est ça.
Mon Dieu, faites qu’il n’arrive rien au Père Estevão !
Ils savaient que le Père Estevão arrivait. Les pequeninos savaient toujours tout. Les arbres-pères se disaient tout. Il n’y avait pas de secrets. Non qu’ils l’aient voulu ainsi. Il pouvait y avoir un arbre-père qui veuille garder un secret ou dire un mensonge. Mais ils ne pouvaient pas tellement avoir d’initiatives personnelles. Donc, si un arbre-père voulait garder un secret pour lui, il y en aurait toujours un dans les parages qui ne serait pas de cet avis. Les forêts agissaient toujours collectivement, et les récits se transmettaient d’une forêt à l’autre, quoi que pussent en penser certains arbres-pères.
Quim savait que c’était là que résidait sa protection. Parce que, même si Planteguerre était un fils de pute assoiffé de sang – épithète incongrue dans l’univers des pequeninos –, il ne pourrait rien faire au Père Estevão sans convaincre préalablement ses frères d’agir selon sa volonté. Et, s’il y arrivait, il y aurait toujours un arbre-père de sa forêt pour le savoir et transmettre l’information. Servir de témoin. Si Planteguerre reniait le serment prêté par l’ensemble des arbres-pères trente ans auparavant, lorsque Andrew Wiggin avait fait passer Humain dans la troisième vie, il ne pourrait le faire secrètement. La planète tout entière le saurait et Planteguerre serait dénoncé comme parjure. Ce serait la honte pour lui. Quelle épouse voudrait alors permettre aux frères de lui apporter une petite mère ? Comment pourrait-il encore avoir des enfants jusqu’à la fin de sa vie ?
Quim ne risquait rien. Ils ne l’écouteraient peut-être pas, mais ils ne lui feraient pas de mal.
Or, lorsqu’il arriva dans la forêt de Planteguerre, ils ne perdirent pas de temps à l’écouter. Les frères s’emparèrent de lui, le jetèrent sur le sol et le traînèrent devant Planteguerre.
— Ce n’était pas nécessaire, dit Quim. Je venais justement te voir.
Un frère tambourinait sur le tronc avec des baguettes. Quim écouta la musique que Planteguerre modulait en déformant les cavités de son tronc.
— Tu es venu parce que je l’ai ordonné.
— Tu l’as ordonné. Je suis venu. Libre à toi de croire que tu es la cause de mon arrivée. Mais je n’obéis volontairement qu’aux seuls ordres de Dieu.
— Tu es ici pour entendre la volonté de Dieu, dit Planteguerre.
— Je suis ici pour exprimer la volonté de Dieu, dit Quim. La descolada est un virus créé par Dieu afin que les pequeninos deviennent des enfants dignes du Créateur. Mais le Saint-Esprit n’a pas d’incarnation. Le Saint-Esprit est perpétuellement immatériel, afin de pouvoir résider en notre cœur.
— La descolada réside en notre cœur et nous donne la vie. Lorsqu’il réside en votre cœur, qu’est-ce qu’il vous donne ?
— Un seul Dieu. Une seule foi. Un seul baptême. Dieu ne prêche pas une chose aux humains et une autre aux pequeninos.
— Nous ne sommes pas des « petits enfants ». Tu vas voir qui est petit et qui est grand.
Ils le forcèrent à se relever et lui plaquèrent le dos contre le tronc de Planteguerre. Il sentit l’écorce bouger derrière lui. Il sentit la poussée de leurs petites mains, le souffle de leurs petits groins. Il n’avait jamais pensé que ces mains et ces visages puissent être ceux d’ennemis. Même à présent, Quim se rendit compte avec soulagement qu’il ne les considérait pas comme ses propres ennemis. Ils étaient les ennemis de Dieu, et il eut pitié d’eux. C’était pour lui une grande découverte de constater qu’au moment même où on le faisait entrer de force dans le ventre d’un arbre-père meurtrier il n’avait en lui ni peur ni haine.
Je n’ai vraiment pas peur de la mort. Je ne m’en étais jamais aperçu.
— Tu crois que je vais renier le serment, dit Planteguerre.
— C’est une idée qui m’est venue comme ça, dit Quim.
Il était maintenant totalement paralysé par le tronc de l’arbre, même s’il restait ouvert devant lui sur toute sa hauteur. Il pouvait voir, il pouvait respirer facilement – sa détention n’avait rien de claustrophobique. Mais le bois avait épousé les contours de son corps avec tant de précision qu’il ne pouvait bouger ni les bras ni les jambes, ni se tourner sur le côté pour se glisser par la fente devant lui. La porte est étroite qui mène au salut.
— Nous allons te mettre à l’épreuve, dit Planteguerre, dont les paroles étaient d’autant plus difficiles à comprendre que Quim les entendait à présent de l’intérieur. Que Dieu soit notre juge. Nous te donnerons à boire tant que tu voudras – de l’eau de notre ruisseau. Mais de nourriture tu n’auras point.
— Me faire mourir de faim revient à…
— Mourir de faim ? Nous avons ta nourriture. Nous te donnerons à manger dans dix jours. Si le Saint-Esprit te permet de vivre dix jours, nous te donnerons à manger et te libérerons. Nous croirons alors en ta doctrine. Nous confesserons alors notre erreur.
— Le virus m’aura déjà tué.
— Le Saint-Esprit jugera si tu es digne de lui.
— L’épreuve n’est pas celle que tu crois, dit Quim.
— Vraiment ?
— C’est l’épreuve du Jugement dernier. Tu es devant le Christ, et il dit à ceux qui sont à sa droite : « J’étais un étranger, et vous m’avez accueilli parmi vous. J’avais faim, et vous m’avez nourri. Entrez dans la joie du Seigneur. » Puis il dit à ceux qui sont à sa gauche : « J’avais faim, et vous ne m’avez rien donné. J’étais un étranger, et vous m’avez maltraité. » Et tous de lui dire : « Seigneur, quand t’avons-nous maltraité ? » Et lui de répondre : « Ce que vous avez fait au dernier de mes frères, vous me l’avez fait à moi. » Vous tous, mes frères, je suis le dernier d’entre vous. Vous répondrez devant le Christ de ce que vous me faites ici.
— Homme stupide, dit Planteguerre, nous ne te faisons rien. Nous t’empêchons de bouger, c’est tout. Ce qui t’arrive est la volonté de Dieu. Le Christ n’a-t-il pas dit : « Je ne fais que ce que le Père a fait » ? Le Christ n’a-t-il pas dit : « Je suis la voie. Viens, suis-moi » ? Alors nous te laissons faire ce que le Christ a fait. Il est parti quarante jours dans le désert sans emporter de pain. Nous te donnons l’occasion de mériter un quart de sa sainteté. Si Dieu veut que nous croyions en ta doctrine, il enverra des anges pour te nourrir. Il changera les pierres en pain.
— Tu fais erreur, dit Quim.
— C’est toi qui as fait une erreur en venant ici.
— Je veux dire que tu fais erreur sur le plan de la doctrine. Tu as bien appris ton texte – le jeûne dans le désert, les pierres changées en pain, etc. Mais n’as-tu pas songé qu’il était un peu trop risqué pour toi de te donner le rôle de Satan ?
Planteguerre entra alors dans une grande colère, parlant si rapidement que les mouvements internes du tronc commencèrent à presser et à malmener Quim au point qu’il eut peur d’être mis en pièces au sein de l’arbre.
— Tu es Satan ! Tu essaies de nous faire croire à tes mensonges assez longtemps pour vous permettre, à vous autres, humains, de trouver le moyen de tuer la descolada et d’empêcher à jamais tous les frères d’entrer dans la troisième vie ! Crois-tu que nous soyons aveugles ? Nous connaissons tous vos projets, tous ! Vous n’avez pas de secrets ! Et Dieu n’a pas de secrets pour nous non plus ! C’est à nous que la troisième vie a été donnée, pas à vous ! Si Dieu vous aimait, il ne vous obligerait pas à mettre vos morts dans la terre pour qu’il n’en sorte que des vers !