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Wang-mu se leva et s’approcha du terminal. Comme Qing-jao le lui avait appris, elle appuya sur la touche qui sauvegardait les données dans la mémoire de l’ordinateur, au cas où. Puis elle vint poser doucement la main sur l’épaule de Qing-jao.

Qing-jao se réveilla presque instantanément : elle dormait sans réduire sa vigilance.

— La recherche a donné quelque chose, dit Wang-mu.

Qing-jao se délesta de son sommeil tout comme elle aurait laissé tomber une veste ample, par un simple mouvement des épaules. Un instant plus tard, elle était devant le terminal et prenait connaissance du message.

— J’ai trouvé Démosthène, dit-elle.

— Où est-il ? demanda Wang-mu, le souffle coupé.

Le grand Démosthène – non, l’ignoble Démosthène.

Ma maîtresse veut que je le considère comme un ennemi. Le vrai Démosthène, en tout cas, celui dont les paroles l’avaient tant touchée lorsqu’elle avait entendu son père les lire à haute voix : « Tant qu’un être peut en forcer un autre à s’incliner devant lui parce qu’il a le pouvoir de détruire sa personne, tout ce qu’il possède et tout ce qu’il aime, nous devons tous avoir peur collectivement. » Wang-mu avait entendu ces mots quand elle était toute petite – elle n’avait que trois ans –, mais elle les avait retenus parce qu’ils avaient fait grande impression sur son esprit. Lorsque son père avait lu cette phrase, elle s’était rappelé une scène : sa mère avait dit quelque chose et son père s’était mis en colère. Il ne l’avait pas frappée, mais il avait raidi l’épaule et son bras avait tressauté, comme si son corps avait voulu frapper et qu’il avait eu le plus grand mal à le retenir. Et quand il avait fait cela, et bien qu’aucune violence n’ait été commise, la mère de Wang-mu avait baissé la tête, murmuré quelque chose, et la tension était retombée. Wang-mu comprit alors qu’elle avait vu ce que Démosthène avait décrit : sa mère s’était inclinée devant son père parce qu’il avait le pouvoir de lui faire mal. Et Wang-mu avait eu peur, lors de l’incident et quand elle s’en était souvenue. En entendant son père le citer, elle comprit donc que Démosthène disait vrai et s’émerveilla que son père puisse répéter ces paroles sans se rendre compte qu’il les avait lui-même illustrées. Voilà pourquoi Wang-mu écoutait toujours très attentivement les moindres paroles du grand – de l’ignoble – Démosthène, parce qu’elle savait qu’ignoble ou non il disait la vérité.

— Pas « il », dit Qing-jao. Démosthène est une femme.

Wang-mu en fut suffoquée. Ça alors ! C’était donc une femme, depuis le début ! Pas étonnant que j’aie trouvé Démosthène si sympathique ; c’est une femme, elle sait donc ce que c’est que d’être dominée par les autres à chaque instant de sa vie. C’est une femme, alors elle rêve de liberté, et d’un jour où il n’y aura plus de devoir à accomplir. Pas étonnant qu’on sente la révolution flamber dans ses paroles, et pourtant elles restent à l’état de paroles sans se changer en violence. Mais pourquoi Qing-jao ne le voit-elle pas ? Pourquoi Qing-jao a-t-elle décidé que nous devions toutes les deux détester Démosthène ?

— Une femme nommée Valentine, dit Qing-jao. Valentine Wiggin, poursuivit-elle en baissant la voix, née sur terre il y a plus de trois… trois mille ans.

— C’est une divinité, alors, si elle peut vivre aussi longtemps ?

— Elle voyage. Elle va d’une planète à l’autre, ne séjournant jamais plus de quelques mois au même endroit. Assez longtemps pour écrire un livre. Tous les grands ouvrages historiques signés Démosthène ont été écrits par la même femme, et pourtant personne ne le sait. Comment peut-elle ne pas être célèbre ?

— Elle doit vouloir se cacher, dit Wang-mu, qui comprenait très bien qu’une femme veuille se dissimuler sous un pseudonyme masculin.

Je ferais la même chose, si c’était possible, pour pouvoir voyager de planète en planète, voir mille paysages différents et vivre dix mille ans.

— Subjectivement, elle a seulement dépassé la cinquantaine. Elle est encore jeune. Elle est restée de nombreuses années sur la même planète, s’est mariée et a eu des enfants. Mais maintenant, elle est repartie. Pour…

Et Qing-jao s’étrangla.

— Pour ? demanda Wang-mu.

— Quand elle est partie de chez elle, elle a emmené sa famille sur un vaisseau interstellaire. Ils ont passé quelques jours sur Paix Céleste, une semaine sur Catalunya, puis ont mis le cap directement sur Lusitania !

Bien sûr ! pensa immédiatement Wang-mu. Voilà pourquoi Démosthène manifeste autant de sympathie et de compréhension envers les Lusitaniens. Elle leur a parlé – elle a parlé aux xénologues rebelles, aux pequeninos eux-mêmes. Elle les a rencontrés et elle sait qu’ils sont raman !

Puis elle se dit : Si la flotte de Lusitania arrive au but et accomplit sa mission, Démosthène sera capturée et ne parlera plus.

Mais elle se rendit compte que c’était physiquement impossible.

— Comment pourrait-elle être sur Lusitania, demanda-t-elle, si Lusitania a détruit son ansible ? C’est bien la première chose qu’ils ont faite quand ils se sont rebellés, non ? Comment ses écrits peuvent-ils parvenir jusqu’à nous ?

— Elle n’a pas encore atteint Lusitania, dit Qing-jao en secouant la tête. Ou alors, ça ne date que de quelques mois. Elle voyage depuis trente ans. Depuis la rébellion. Elle a quitté sa planète avant la rébellion.

— Mais alors, toutes ses œuvres ont été écrites pendant le voyage, dit Wang-mu, qui essayait d’imaginer comment concilier les différentes temporalités. Pour avoir écrit tant de choses depuis le départ de la flotte, elle a dû…

— Elle a dû passer tout le temps où elle ne dormait pas à écrire, sans arrêt, sans trêve, dit Qing-jao. Et pourtant, on ne trouve nulle part la preuve que son vaisseau ait envoyé d’autres signaux que les rapports de routine du commandant. Comment a-t-elle pu réussir à disséminer ses œuvres sur tant de planètes différentes sans jamais quitter un vaisseau interstellaire ? C’est impossible. Il devrait y avoir, quelque part, quelques traces des communications par ansible.

— On en revient toujours à l’ansible, dit Wang-mu. La flotte de Lusitania s’arrête d’émettre des messages, le vaisseau de Démosthène doit en envoyer, or ce n’est pas le cas. Qui sait ? Peut-être que Lusitania envoie des messages secrets elle aussi.

— Il ne peut y avoir de messages secrets, dit Qing-jao. Les connexions philotiques de l’ansible sont permanentes et, s’il y avait communication, sur quelque fréquence que ce soit, elle serait détectée et les ordinateurs en conserveraient une trace.

— Voilà le problème : si les ansibles sont toujours connectés et que les ordinateurs n’aient pas trace des communications alors que nous savons qu’il a forcément dû y avoir des communications puisque Démosthène a écrit tous ses essais, c’est que la mémoire des ordinateurs n’est pas fiable.

— Personne ne peut dissimuler l’existence d’une communication par ansible, dit Qing-jao. À moins d’être là au moment exact où la communication est reçue, de la détourner des programmes normaux de sauvegarde et… De toute façon, c’est impossible. Il faudrait un conspirateur installé en permanence devant chaque ansible, et travaillant tellement vite que…

— Ou alors, un programme qui le ferait automatiquement.

— Mais ce programme ne passerait pas inaperçu : il prendrait de la mémoire, il monopoliserait du temps de calcul.