— Pourquoi es-tu en colère ? demanda Qing-jao.
Horrifiée d’avoir laissé ses émotions transparaître sur son visage, Wang-mu baissa la tête.
— Pardonne-moi, dit-elle.
— Evidemment que je te pardonne, mais je veux aussi te comprendre, dit Qing-jao. Etais-tu en colère parce que j’ai ri de toi ? Je suis désolée — je n’aurais pas dû. Tu es mon élève depuis seulement quelques mois, alors bien sûr qu’il t’arrive parfois d’oublier et de revenir aux croyances dans lesquelles tu as été élevée, et je ne devrais pas en rire. Je te prie de me pardonner de l’avoir fait.
— Oh, maîtresse, ce n’est pas à moi de te pardonner. C’est toi qui dois me pardonner.
— Non, j’avais tort. Je le sais – les dieux m’ont signifié que j’étais indigne, pour m’être moquée de toi.
Alors les dieux sont vraiment bêtes s’ils croient que c’est ton rire qui m’a mise en colère. C’est ça, ou alors ils te mentent. Je déteste tes dieux et la manière dont ils t’humilient sans jamais te dire quoi que ce soit d’intéressant. Qu’ils me tuent sur-le-champ pour avoir pensé ça !
Mais Wang-mu savait que cela n’arriverait pas. Les dieux ne lèveraient jamais le petit doigt contre Wang-mu elle-même. Ils n’obligeraient que la seule Qing-jao – qui était malgré tout son amie – à se pencher pour scruter les lignes du bois jusqu’à ce que Wang-mu ait tellement honte qu’elle veuille mourir.
— Maîtresse, dit Wang-mu, tu n’as rien fait de mal, et je n’ai été aucunement offensée.
Trop tard. Qing-jao était sur le parquet. Wang-mu se détourna, cacha son visage dans ses mains mais resta muette, se forçant même à pleurer sans émettre le moindre son, car cela obligerait Qing-jao à tout recommencer, ou lui ferait croire qu’elle avait fait tellement de peine à Wang-mu qu’il lui faudrait suivre deux lignes, ou trois ou même – plaise aux dieux qu’ils ne l’exigent pas ! — toutes les lignes du bois de toutes les lames du parquet. Un jour, songea Wang-mu, les dieux diront à Qing-jao de scruter toutes les lignes de toutes les lames de parquet de toutes les pièces de la maison et elle en mourra de soif ou deviendra folle.
Pour s’empêcher de pleurer de frustration, Wang-mu se força à regarder le terminal et à lire le compte rendu dont Qing-jao venait de prendre connaissance. Valentine Wiggin était née sur la Terre à l’époque des guerres contre les doryphores. Elle était très jeune lorsqu’elle avait commencé à prendre le nom de Démosthène, au moment même où son frère Peter, qui devait devenir l’Hégémon, s’était fait appeler Locke. Elle n’était pas une Wiggin comme tant d’autres, elle était l’une des Wiggin, la sœur de Peter l’Hégémon. Elle n’avait été qu’une note en bas de page dans l’histoire des peuples – Wang-mu avait oublié son nom mais pas le fait que le noble Peter et le monstrueux Ender avaient une sœur. Et la sœur se révéla être tout aussi exceptionnelle que ses frères ; elle était l’immortelle ; c’était elle qui ne cessait de changer l’humanité avec ses paroles.
Wang-mu pouvait à peine le croire. Démosthène était déjà important dans sa vie, mais voilà qu’elle apprenait que le vrai Démosthène était la sœur du premier hégémon ! Celui dont l’histoire était relatée dans le livre sacré des porte-parole des morts : La Reine et l’Hégémon. Ils n’étaient pas les seuls à le tenir pour sacré. Presque toutes les religions lui avaient fait une place, vu la puissance des thèmes qu’il évoquait : la destruction de la première espèce extraterrestre jamais découverte par l’humanité, puis le terrible combat du bien et du mal qui s’était déroulé dans l’âme du premier homme qui ait jamais réuni toute l’humanité sous un gouvernement unique. Cette histoire si complexe était racontée en termes si simples et si clairs que bien des gens la lurent et en furent imprégnés quand ils étaient enfants. On l’avait lue à Wang-mu quand elle avait cinq ans. C’était l’une des histoires les plus profondément ancrées en elle.
Elle avait une fois rêvé qu’elle rencontrait l’Hégémon lui-même, Peter, mais il avait insisté pour qu’elle l’appelle par son nom conventionnel, Locke. Elle le trouva à la fois fascinant et répugnant : elle ne pouvait détacher ses yeux de lui. Il lui tendit la main et dit : « Si Wang-mu, Royale Mère du Couchant, tu es la seule compagne digne du maître de toute l’humanité » ; puis il la prit, l’épousa et la plaça sur son trône à côté de lui.
Bien sûr, elle savait à présent que presque toutes les jeunes filles pauvres rêvaient d’épouser un homme riche ou de découvrir qu’elles venaient en réalité d’une famille riche ou autres absurdités de ce genre. Mais il y avait aussi des rêves envoyés par les dieux, et il y avait – c’était bien connu – une part de vérité dans les rêves qu’on faisait plus d’une fois. Elle éprouvait donc encore une grande affinité avec Peter Wiggin ; et maintenant qu’elle découvrait que Démosthène, à l’égard de qui elle nourrissait aussi une profonde admiration, était sa sœur, elle trouvait la coïncidence presque insupportable. Peu m’importe ce que dit ma maîtresse, Démosthène ! cria Wang-mu en silence. Je t’aime quand même, parce que tu m’as dit la vérité toute ma vie. Et je t’aime aussi en tant que sœur de l’Hégémon, qui est l’époux de mes rêves.
Wang-mu perçut un courant d’air dans la pièce ; elle comprit qu’on avait ouvert la porte. Elle découvrit Mu-pao en arrêt sur le seuil – Mu-pao, la vieille gouvernante, la terreur de tous les domestiques, Wang-mu comprise, même si Mu-pao avait relativement peu de pouvoir sur une servante secrète. Wang-mu se dirigea immédiatement vers la porte, aussi silencieusement que possible afin de ne pas interrompre Qing-jao dans sa purification.
Dans le couloir, Mu-pao referma la porte de la chambre pour que Qing-jao ne puisse l’entendre.
— Le maître demande à voir sa fille. Il est très agité : tout à l’heure, il a poussé un cri et fait peur à tout le monde.
— J’ai entendu le cri, dit Wang-mu. Est-il souffrant ?
— Je ne sais pas. Il est très agité. Il m’a envoyée chercher ta maîtresse. Il doit lui parler immédiatement, mais, si elle est en train de communier avec les dieux, il comprendra ; n’oublie pas de lui dire de venir le voir dès qu’elle aura terminé.
— Je vais l’en informer maintenant, dit Wang-mu. Elle m’a dit que rien ne devrait l’empêcher de répondre à l’appel de son père.
— Mais, dit Mu-pao, apparemment affolée, il est interdit de déranger les élus lorsque les dieux leur…
— Qing-jao s’imposera une pénitence plus sévère ultérieurement. Elle veut certainement savoir pourquoi son père la fait appeler.
Wang-mu éprouva une grande satisfaction en remettant Mu-pao à sa place. Tu as beau régner sur la domesticité, Mu-pao, c’est moi qui ai le pouvoir d’interrompre jusqu’à la conversation entre ma maîtresse élue et les dieux eux-mêmes.
Ainsi que Wang-mu s’y attendait, Qing-jao réagit d’abord à cette interruption par une amère frustration, la colère, les pleurs. Mais, lorsque Wang-mu se prosterna abjectement jusqu’au sol, Qing-jao se calma instantanément. Voilà pourquoi je l’aime et pourquoi je peux supporter de la servir, songea Wang-mu – parce qu’elle n’aime pas le pouvoir qu’elle a sur moi et parce qu’elle a plus de compassion que tous les autres élus dont j’ai entendu parler. Qing-jao écouta Wang-mu lui expliquer pourquoi elle l’avait interrompue, puis la prit dans ses bras.
— Ah, Wang-mu, mon amie, tu es très sage. Si mon père a poussé un cri d’angoisse et qu’il m’ait ensuite appelée, les dieux savent que je peux remettre à plus tard ma purification et venir auprès de lui.