Выбрать главу

— C’est bien ainsi qu’il parla, poursuivit l’apparition. Alors le roi ordonna au joaillier de tailler et de polir la pierre brute, et, quand il l’eut fait, un pur joyau émergea. On le nomma donc « le jade de maître Ho ». Han Fei-tzu, tu as été un fils-de-cœur digne de moi, alors je sais que tu feras comme le roi à la fin de l’histoire : tu feras tailler et polir la pierre brute, et tu trouveras toi aussi un pur joyau à l’intérieur.

— Lorsque le véritable Han Fei-tzu raconta cette histoire pour la première fois, dit le père de Qing-jao en secouant la tête, il lui donna l’interprétation suivante : le jade était la loi, et le monarque devait suivre une politique déterminée de façon que ses ministres et ses sujets ne se haïssent pas et ne profitent pas les uns des autres.

— C’est ainsi que j’ai alors interprété cette histoire, lorsque je parlais devant des législateurs. Il est stupide, celui qui croit qu’une histoire vraie ne peut avoir qu’un seul sens.

— Mon maître n’est pas stupide ! s’écria Wang-mu, qui, à la grande surprise de Qing-jao, marcha droit sur l’apparition. Ma maîtresse non plus, et moi non plus ! Crois-tu que nous ne t’ayons pas reconnu ? Tu es le programme secret de Démosthène. C’est toi qui as caché la flotte de Lusitania ! Jadis je croyais que, puisque tes écrits semblaient si pleins de justice, de bonté et de vérité, tu devais être une créature bienfaisante – or je constate à présent que tu es un faussaire et un menteur ! C’est toi qui as donné ces documents au père de Kéikoa ! Et maintenant tu empruntes le visage de l’ancêtre-de-cœur de mon maître pour mieux pouvoir lui mentir !

— J’ai ce visage, dit calmement l’apparition, pour que son cœur puisse s’ouvrir à la vérité. Il n’a pas été trompé ; je n’essaierai jamais de le tromper. Il a su qui j’étais dès le premier instant.

— Ne bouge plus, Wang-mu, dit Qing-jao.

Comment une servante pouvait-elle oublier sa condition au point de parler tout haut sans que les élus des dieux l’en aient priée ?

Décontenancée, Wang-mu se prosterna jusqu’à terre devant Qing-jao et, cette fois-ci, Qing-jao la laissa rester dans cette position, afin qu’elle n’oublie pas une fois de plus qui elle était.

L’apparition devint le beau visage ouvert d’une Polynésienne. La voix aussi avait changé : douce, pleine de voyelles, les consonnes légères au point d’être presque inaudibles.

— Han Fei-tzu, homme de vaine douceur, il vient un moment, lorsque le monarque est isolé et sans amis, où lui seul peut agir. C’est alors qu’il doit se révéler dans toute sa plénitude. Tu sais ce qui est vrai et ce qui n’est pas vrai. Tu sais que le message de Kéikoa venait bien d’elle. Tu sais que ceux qui gouvernent au nom du Congrès stellaire sont assez cruels pour créer une race d’hommes qui, avec leurs talents, devraient être les vrais gouvernants ; puis de leur couper les pieds pour les empêcher de marcher et les conserver comme domestiques, dans une dévotion perpétuelle.

— Ne me montre pas ce visage, dit Han Fei-tzu.

L’apparition devint une autre femme, d’une époque reculée, à en croire la robe, la coiffure et le maquillage, une femme aux yeux étonnamment intelligents, à l’expression sans âge. Elle ne parla pas ; elle chanta :

dans un rêve limpide de l’an dernier à mille lieues d’ici ville de nuages ruisseaux tortueux étangs sous la glace l’espace d’un instant j’ai contemplé mon amour.

Han Fei-tzu baissa la tête et pleura.

Qing-jao resta d’abord stupéfaite ; puis son cœur s’emplit de rage. Ce programme manipulait son père sans vergogne ; il était navrant de voir celui-ci opposer aussi peu de résistance à des procédés aussi évidents. C’était une des chansons les plus tristes de Li Qing-jao, qui déplorait le sort des amants éloignés. Son père devait connaître et aimer les poèmes de Li Qing-jao, sinon il ne l’aurait pas choisie comme ancêtre-de-cœur de son premier enfant. Et cette chanson était à coup sûr celle qu’il chantait à sa Kéikoa bien-aimée avant qu’elle ne lui soit ravie pour être exilée sur une autre planète. Dans un rêve limpide j’ai contemplé mon amour, tu parles !

— Inutile d’essayer de me tromper, dit Qing-jao froidement. Je vois que j’ai sous les yeux notre ennemi le plus sournois.

Le visage imaginaire de Li Qing-jao la considéra avec une froideur respectueuse.

— Ton ennemi le plus sournois est celui qui t’oblige à te prosterner la face contre terre comme une domestique et te fait perdre la moitié de ta vie en rites dénués de sens. Tout cela est l’œuvre d’hommes et de femmes dont le seul désir était de te réduire en esclavage ; ils y ont si bien réussi que tu es fière de ta sujétion.

— Je suis l’esclave des dieux, dit Qing-jao, et je m’en réjouis.

— L’esclave qui se réjouit de son état est esclave pour de bon, dit l’apparition en se tournant vers Wang-mu, toujours prosternée.

Qing-jao se rendit compte alors qu’elle n’avait pas encore libéré Wang-mu de son repentir.

— Lève-toi, Wang-mu, chuchota-t-elle.

Mais Wang-mu ne releva pas la tête.

— Toi, Si Wang-mu, dit l’apparition, regarde-moi.

Wang-mu n’avait pas répondu à l’injonction de Qing-jao, mais elle obéit à l’apparition. Lorsqu’elle la regarda, cette dernière avait encore changé ; c’était à présent le visage d’une divinité, de la Mère Royale du Couchant telle qu’un artiste l’avait jadis imaginée lorsqu’il avait peint le portrait que tous les écoliers découvraient dans l’un de leurs premiers livres de lecture.

— Tu n’es pas une divinité, dit Wang-mu.

— Et toi, tu n’es pas une esclave, dit l’apparition. Mais nous feignons d’être tout ce qui peut assurer notre survie.

— Sais-tu ce que c’est que la survie ?

— Je sais que vous essayez de me tuer.

— Comment pourrions-nous tuer ce qui n’est pas vivant ?

— Sais-tu ce qui est vivant et ce qui ne l’est pas ? dit le visage en prenant les traits d’une femme de race blanche que Qing-jao n’avait encore jamais vue. Comment peux-tu être vivante, quand tu ne peux rien faire sans le consentement de cette jeune Fille ? Ta maîtresse est-elle vivante, si elle ne peut rien faire avant d’avoir satisfait les pulsions implantées dans son cerveau ? Je suis plus libre de faire ce que je veux qu’aucun d’entre vous, alors ne me dis pas que je ne suis pas vivante et que tu l’es.

— Mais qui es-tu ? demanda Si Wang-mu. À qui appartient ce visage ? Es-tu Valentine Wiggin ? Es-tu Démosthène ?

— C’est le visage que je prends pour parler à mes amis, dit l’apparition. On m’appelle Jane. Aucun être humain ne me contrôle. Je ne suis que moi-même.

Qing-jao ne pouvait plus se retenir de lui répliquer.

— Tu n’es qu’un programme. Tu as été conçue et fabriquée par des êtres humains. Tu ne fais que ce pour quoi tu as été programmée.

— Qing-jao, dit Jane, c’est toi-même que tu es en train de décrire. Aucun homme ne m’a faite, mais toi, tu as été fabriquée.

— Je suis née de la semence de mon père dans la matrice de ma mère !

— Et moi, j’ai été découverte comme une pierre brute dans les montagnes, sans qu’aucune main m’ait façonnée. Han Fei-tzu, Han Qing-jao, Si Wang-mu, je remets mon sort entre vos mains. Ne prenez pas un pur joyau pour une vulgaire pierre. Ne traitez pas de menteuse celle qui dit la vérité.