Qing-jao sentit la pitié monter en elle, mais elle la refoula. Ce n’était pas le moment de succomber à la faiblesse. Les dieux ne l’avaient pas créée sans raison. Nul doute qu’elle était à présent devant l’œuvre de sa vie. Si elle échouait à ce stade, elle serait à jamais indigne des dieux, elle ne serait jamais pure. Alors elle n’échouerait pas. Elle ne se laisserait pas berner et amadouer par un logiciel !
— Nous devons immédiatement informer le Congrès stellaire, dit-elle en se tournant vers son père, pour qu’il puisse déclencher l’arrêt simultané de tous les ansibles dès que des ordinateurs vierges seront en état de remplacer ceux qui sont contaminés.
Elle fut surprise de voir son père secouer la tête.
— Je ne sais pas, Qing-jao. Ce que ce… ce qu’elle dit à propos des gens du Congrès stellaire tient debout. Ils en sont vraiment capables. Certains sont tellement vils que j’ai l’impression de faire quelque chose d’obscène rien qu’en leur parlant. Je savais qu’ils avaient l’intention de détruire Lusitania sans… mais je servais les dieux, et les dieux ont choisi – ou du moins je l’ai cru. Maintenant, je ne comprends que trop bien la manière dont ils me traitent quand il m’arrive de… Mais alors, ça voudrait dire que les dieux n’ont jamais… Je ne peux pas croire que j’aie passé toute ma vie au service d’une anomalie du cerveau… Impossible… Il faut que je…
Et, brusquement, il lança sa main gauche en l’air dans un mouvement spiralé, comme s’il essayait d’attraper une mouche insaisissable. Sa main droite jaillit et cisailla le vide. Puis il fit tourner sa tête sur ses épaules, la bouche ouverte, encore et encore. Qing-jao était horrifiée. Qu’arrivait-il à son père ? Il venait de parler par bribes de phrases incohérentes ; était-il devenu fou ?
Il répéta l’opération : girations du bras gauche, ciseaux de la main droite, roulements de la tête. Une fois, deux fois. Qing-jao comprit alors qu’elle assistait au rite secret de purification de son père. C’était donc par cette danse des mains et de la tête que la voix des dieux s’était manifestée à lui lorsqu’il avait été, bien avant elle, couvert de graisse et enfermé dans une pièce.
Les dieux avaient perçu ses doutes, l’avaient vu en train d’hésiter et l’avaient donc repris en main pour le punir et le purifier. Qing-jao n’aurait pu en recevoir une preuve plus éclatante. Elle se tourna vers le visage qui flottait au-dessus du terminal.
— Tu vois comment les dieux te résistent, dit-elle.
— Je vois comment le Congrès humilie ton père, dit Jane.
— J’informerai toutes les planètes en même temps de ton existence, dit Qing-jao.
— Et si je t’en empêche ? dit Jane.
— Tu ne peux pas m’en empêcher ! cria Qing-jao. Les dieux m’aideront !
Elle sortit en catastrophe de la chambre de son père et se réfugia dans la sienne. Mais le visage flottait déjà au-dessus de son propre terminal.
— Comment enverras-tu un message quelque part si je choisis de l’intercepter ? demanda Jane.
— Je trouverai un moyen, dit Qing-jao.
Elle s’aperçut que Wang-mu lui avait couru derrière et attendait maintenant ses instructions, tout essoufflée.
— Dis à Mu-pao d’aller chercher l’un des ordinateurs de jeu et de me le ramener. Surtout, qu’on ne le connecte ni à l’ordinateur central ni à aucun autre.
— Oui, maîtresse, dit Wang-mu en s’éclipsant prestement.
Qing-jao se retourna vers Jane :
— Tu crois que tu peux éternellement me barrer la route ?
— Je crois que tu devrais attendre que ton père prenne une décision.
— C’est uniquement parce que tu espères avoir brisé sa volonté et avoir détourné son cœur des dieux. Mais tu vas voir : il viendra ici me remercier d’avoir accompli tout ce qu’il m’a enseigné.
— Et s’il ne le fait pas ?
— Il le fera.
— Et si tu te trompes ?
— Alors, je servirai l’homme qu’il était quand il était bon et fort ! hurla Qing-jao. Mais tu ne le briseras jamais !
— C’est le Congrès qui l’a brisé dès sa naissance. Je suis en train d’essayer de le guérir.
Wang-mu revint en courant.
— Mu-pao en apporte un ici dans cinq minutes, dit-elle.
— Qu’espères-tu faire avec cet ordinateur-jouet ? demanda Jane.
— Mon rapport, dit Qing-jao.
— Et tu en feras quoi ensuite ?
— Je l’imprimerai. Je le ferai diffuser aussi largement que possible sur la Voie. Tu ne peux rien faire pour empêcher ça. Je ne me servirai pas d’un ordinateur que tu peux atteindre n’importe où.
— Tu vas donc mettre tout le monde au courant sur la Voie. Ça ne changera rien. Et même, dans le cas contraire, crois-tu que je ne puisse pas, à eux aussi, leur dire la vérité ?
— Tu penses vraiment qu’on va te croire, toi, un programme contrôlé par les ennemis du Congrès, plutôt que moi, une élue des dieux ?
— Oui.
Il fallut un moment à Qing-jao pour se rendre compte que c’était Wang-mu qui avait dit oui, et non Jane. Elle se tourna vers sa servante secrète et la somma d’expliquer ce qu’elle voulait dire.
Sa maîtresse ne reconnaissait plus Wang-mu : elle parlait maintenant d’une voix pleine d’assurance.
— Si Démosthène dit aux habitants de la Voie que les élus sont simplement des gens pourvus d’un avantage génétique – mais qui est aussi une tare héréditaire –, alors il n’y aurait plus de raison de laisser les élus dominer les autres.
Pour la première fois de sa vie, il vint à l’esprit de Qing-jao que tous les habitants de la Voie n’étaient pas aussi satisfaits qu’elle de l’ordre établi par les dieux. Elle se rendit compte pour la première fois qu’elle risquait d’être absolument isolée dans sa détermination à servir les dieux à la perfection.
— Qu’est-ce que la Voie ? demanda Jane dans son dos. D’abord les dieux, ensuite les ancêtres, puis le peuple, puis les gouvernants et enfin le moi individuel.
— Comment oses-tu parler de la Voie, toi qui essaies d’en éloigner mon père, moi-même et ma servante secrète par tes paroles mensongères ?
— Imagine, rien qu’un instant, que tout ce je viens de te dire soit vrai, dit Jane. Et si ton affliction était causée par les manœuvres d’hommes malfaisants qui veulent t’exploiter et t’opprimer et, avec ton aide, exploiter et opprimer l’humanité tout entière ? Parce que c’est ce que tu fais quand tu aides le Congrès. Il est impossible que ce soit là la volonté des dieux. Et si j’existais pour t’aider à voir que le Congrès a perdu le mandat du ciel ? Et si la volonté des dieux était que tu serves la Voie en respectant sa véritable hiérarchie ? D’abord, servir les dieux en retirant le pouvoir des griffes des maîtres corrompus du Congrès qui ont trahi le mandat du ciel. Ensuite, servir tes ancêtres – ton père – en vengeant l’humiliation qu’ils ont subie aux mains des tortionnaires qui vous ont déformés pour faire de vous des esclaves. Ensuite, servir le peuple de la Voie en le libérant des superstitions et des tourments mentaux qui l’enchaînent. Puis servir les nouveaux gouvernants éclairés qui remplaceront le Congrès en leur offrant une planète pleine d’intelligences supérieures prêtes à les conseiller librement, volontairement. Et finalement te servir toi-même en laissant les meilleurs esprits de la Voie trouver un remède à ton besoin de gaspiller la moitié de ta vie active dans ces rites stupides.
Qing-jao écouta l’exposé de Jane dans une confusion croissante. Tout cela semblait si plausible. Comment Qing-jao pouvait-elle reconnaître absolument tous les messages des dieux ? Peut-être leur avaient-ils effectivement envoyé le programme « Jane » pour les libérer. Peut-être que le Congrès était aussi corrompu et dangereux que Démosthène le disait ; peut-être avait-il perdu le mandat du ciel.