Mais, en fin de compte, Qing-jao comprit que ce n’étaient là que mensonges d’un séducteur. À cause de la seule chose dont elle ne pouvait douter : qu’il s’agisse de la voix des dieux qui parlait en elle. N’avait-elle pas ressenti cet atroce besoin de se purifier ? N’avait-elle pas éprouvé la joie d’une adoration couronnée de succès lorsqu’elle avait accompli tous ses rites ? Sa relation avec les dieux était ce qu’il y avait de plus sûr dans sa vie. Et quiconque la mettait en doute et menaçait de la lui enlever devait être non seulement son ennemi, mais aussi l’ennemi du ciel.
— Je n’enverrai mon rapport qu’aux seuls élus, dit Qing-jao. Si les gens du commun choisissent de se rebeller contre les dieux, on n’y peut rien. Mais je les servirai au mieux en aidant les élus à conserver le pouvoir, car c’est ainsi que la planète tout entière peut suivre la volonté des dieux.
— Tout cela est absurde, dit Jane. Même si tous les élus des dieux croyaient ce que tu crois, tu ne pourrais en communiquer un seul mot à l’extérieur de la planète sans ma permission.
— Il y a des vaisseaux interstellaires, dit Qing-jao.
— Il faudra deux générations pour diffuser ton message sur toutes les planètes. Le Congrès stellaire sera déjà tombé.
Qing-jao était maintenant forcée d’affronter la réalité qu’elle voulait oublier : tant que Jane contrôlait l’ansible, elle pouvait couper les communications émanant de la Voie tout aussi complètement qu’elle l’avait fait pour la flotte. Même si Qing-jao trouvait un moyen pour faire émettre en permanence son rapport et ses recommandations par tous les ansibles de la Voie, ce serait en pure perte : Jane veillerait à ce que la Voie disparaisse de univers tout comme la flotte de Lusitania.
L’espace d’un instant, envahie par le désespoir, elle faillit se jeter à terre pour entamer une atroce épreuve de purification. J’ai abandonné les dieux – ils vont sûrement m’obliger à scruter les lignes du bois jusqu’à ce que j’en meure et devienne un cadavre inutile marqué par l’échec.
Mais quand elle examina ses propres sentiments, pour voir quelle pénitence s’imposait, elle découvrit qu’aucune n’était requise. Elle en fut remplie d’espoir : peut-être avaient-ils reconnu la pureté de son désir et lui pardonneraient-ils le fait qu’elle était dans l’impossibilité d’agir.
À moins qu’ils ne sachent peut-être comment elle pourrait malgré tout agir. Et si la Voie disparaissait des ansibles de toutes les autres planètes ? Quelle interprétation le Congrès en tirerait-il ? Que penseraient les gens ? La disparition d’une planète quelconque susciterait une réaction – mais surtout la disparition de la Voie, si certains membres du Congrès se laissaient abuser par le déguisement choisi par les dieux pour la création des élus et croyaient détenir un terrible secret. Ils enverraient un vaisseau depuis la planète la plus proche, à trois ans de voyage seulement. Que se passerait-il alors ? Jane serait-elle obligée de couper toutes les communications venant du vaisseau qui atteindrait la Voie ? Puis celles émanant de la planète voisine, lorsque le vaisseau y retournerait ? Combien de temps faudrait-il pour que Jane se voie obligée de couper elle-même toutes les communications par ansible ? Trois générations, avait-elle dit. Peut-être que cela irait. Les dieux n’étaient pas pressés.
De toute façon, il ne faudrait pas obligatoirement tout ce temps pour détruire les pouvoirs de Jane. À un certain moment, il deviendrait évident pour tout le monde qu’une puissance hostile avait pris le contrôle des ansibles et faisait disparaître vaisseaux et planètes. Même sans apprendre la vérité sur Valentine et Démosthène, même sans deviner qu’il s’agissait d’un logiciel, quelqu’un, sur chaque planète, finirait par prendre la mesure qui s’imposait et mettrait hors service les ansibles eux-mêmes.
— J’ai imaginé quelque chose pour toi, dit Qing-jao. Maintenant, imagine quelque chose pour moi. Les autres élus et moi-même décidons de faire diffuser aux ansibles de la Voie un message unique : mon rapport. Tu réduis aussitôt tous ces ansibles au silence. Que constate le reste de l’humanité ? Que nous avons disparu, tout comme la flotte de Lusitania. On finira par se rendre compte de l’existence de ta personne, ou de quelque chose d’approchant. Plus tu feras usage de ta puissance, plus tu te manifesteras, même aux esprits les plus obtus. Ta menace est vaine. Pourquoi ne pas te retirer et me laisser tout simplement envoyer le message, et tout de suite ? M’en empêcher n’est qu’une autre manière d’envoyer le même message.
— Tu te trompes, dit Jane. Si la Voie disparaît soudain de tous les ansibles en même temps, le Congrès pourrait tout aussi bien conclure que cette planète est en rébellion, exactement comme Lusitania – après tout, les Lusitaniens ont bien coupé leur ansible. Et qu’a fait le Congrès stellaire ? Il a envoyé une flotte équipée du dispositif DM.
— Lusitania était déjà en état de rébellion avant de couper son ansible.
— Crois-tu que les gens du Congrès ne vous surveillent pas ? Crois-tu qu’ils ne soient pas terrifiés à la pensée de ce qui pourrait arriver si jamais les élus de la Voie s’apercevaient de ce qu’on leur a fait ? Si quelques extraterrestres primitifs et deux xénologues leur ont fait peur au point qu’ils aient envoyé une flotte, comment crois-tu qu’ils vont réagir à la disparition mystérieuse d’une planète pourvue d’autant de brillants esprits qui ont toutes les raisons de détester le Congrès stellaire ? Combien de temps crois-tu que cette planète pourra survivre ?
Qing-jao sentit monter en elle une terreur écœurante. Il était toujours possible qu’il y ait une part de vérité dans ce que racontait Jane : qu’il y ait au Congrès des gens abusés par le déguisement des dieux, qui croient vraiment que les élus de la Voie avaient été créés par la seule manipulation génétique. Et, s’il y avait des gens pour le croire, il se pourrait qu’ils agissent comme Jane le disait. Et si une flotte armée était envoyée contre la Voie ? Et si le Congrès stellaire lui donnait l’ordre de détruire toute la planète sans aucune négociation ? Le rapport de Qing-jao resterait à jamais inconnu et ce serait la fin. Elle aurait agi en pure perte. Etait-ce vraiment là ce que voulaient les dieux ? Se pouvait-il que le Congrès stellaire conserve le mandat du ciel et détruise une planète ?
— Souviens-toi de l’histoire de I Ya, le grand cuisinier, dit Jane. Un jour, son maître lui dit : « J’ai à mon service le plus grand cuisinier du monde. Grâce à lui, j’ai goûté à tout ce qu’un homme peut goûter, excepté la chair humaine. » En entendant ces paroles, I Ya rentra chez lui, tua son propre fils, fit cuire sa chair et la servit à son maître, afin qu’il n’y ait rien que son cuisinier ne puisse lui donner.
Une histoire atroce. Qing-jao l’avait entendue lorsqu’elle était enfant, et elle en avait pleuré pendant des heures. « Mais c’était son fils ! » s’était-elle écriée. Et son père avait dit : « Un vrai serviteur n’a des fils et des filles que pour servir son maître. » Cinq nuits de suite, elle s’était réveillée en hurlant au sortir de rêves où son père la faisait rôtir toute vive ou la coupait en tranches dans une assiette, jusqu’à ce que Han Fei-tzu vienne la prendre dans ses bras et lui dise : « N’en crois rien, ma fille, ma Glorieusement Brillante. Je ne suis pas un serviteur parfait. Je t’aime trop pour être zélé à ce point. Je t’aime plus que mon devoir. Je ne suis pas I Ya. Tu n’as rien à craindre de moi. » Ce n’est qu’après cette explication qu’elle avait pu dormir normalement.