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Ce programme – cette Jane – avait dû trouver le récit de l’incident dans le journal intime de son père et s’en servait maintenant contre elle. Et pourtant, Qing-jao avait beau savoir qu’elle était manipulée, elle ne pouvait s’empêcher de se demander si Jane n’avait pas raison.

— Es-tu servile comme I Ya ? demanda Jane. Laisseras-tu anéantir ta propre planète pour honorer un maître aussi indigne que le Congrès stellaire ?

Qing-jao était plongée dans la confusion. D’où lui venaient ces pensées ? Jane avait empoisonné son esprit avec ses arguments, tout comme Démosthène l’avait fait avant elle – s’ils n’étaient pas une seule et même personne. Leurs paroles pouvaient convaincre, apparemment, alors même qu’elles grignotaient la vérité.

Qing-jao avait-elle le droit de risquer la vie de toute la population de la Voie ? Qu’est-ce qu’elle en savait ? Que Jane dise la vérité ou qu’elle ne dise que des mensonges, elle serait confrontée aux mêmes éléments. Qing-jao aurait les mêmes impressions qu’à présent, qu’elles soient causées par les dieux ou quelque anomalie du cerveau.

Mais pourquoi, dans une incertitude pareille, les dieux ne lui parlaient-ils pas ? Pourquoi, quand elle avait besoin de la clarté décisive de leurs voix, ne se sentait-elle pas sale et impure quand elle, pensait une chose, pure et digne des dieux lorsqu’elle en pensait une autre ? Pourquoi les dieux l’abandonnaient-ils sans le moindre repère à ce point crucial de sa vie ?

Dans le silence du débat intérieur de Qing-jao, la voix de Wang-mu résonna froidement avec l’âpreté du métal heurtant le métal.

— Ça n’arrivera jamais, dit Wang-mu.

Qing-jao se contenta d’écouter, incapable ne serait-ce que de prier Wang-mu de se taire.

— Qu’est-ce qui n’arrivera jamais ? demanda Jane.

— Ce que tu as dit – que ceux du Congrès fassent sauter cette planète.

— Si tu crois qu’ils ne le feraient pas, tu es encore plus bête que Qing-jao ne le pense, dit Jane.

— Oh, je sais qu’ils en sont capables. Han Fei-tzu le sait – il a dit qu’ils étaient assez vils pour commettre les crimes les plus atroces si cela les arrangeait.

— Alors pourquoi cela n’arrivera-t-il pas ?

— Parce que tu feras en sorte que ça n’arrive pas, dit Wang-mu. Puisque l’interception de tous les messages par ansible émanant de la Voie peut très bien conduire à la destruction de la planète, tu n’intercepteras pas lesdits messages. Ils seront transmis. Le Congrès sera prévenu. Tu empêcheras la destruction de la Voie.

— Et pourquoi ?

— Parce que tu es Démosthène, dit Wang-mu. Parce que tu es pleine de vérité et de compassion.

— Je ne suis pas Démosthène, dit Jane.

Le visage affiché au-dessus du terminal trembla, puis devint celui d’un des extraterrestres. Un pequenino au groin porcin déconcertant. Un instant plus tard, une autre tête apparut, encore plus insolite : un doryphore, l’une de ces créatures de cauchemar qui avaient jadis terrorisé toute l’humanité. Même en ayant lu La Reine et l’Hégémon, en sachant qui étaient les doryphores et toute la beauté de leur civilisation disparue, Qing-jao eut peur en se retrouvant ainsi face à face avec l’un d’eux, même s’il n’était qu’une simulation informatique.

— Je ne suis pas humaine, dit Jane, même si je choisis d’avoir un visage humain. Comment sais-tu, Wang-mu, ce que je ferai et ce que je ne ferai pas ? Les doryphores comme les piggies ont tué des êtres humains sans se poser de questions.

— Parce qu’ils ne comprenaient pas ce que signifiait la mort pour nous. Mais toi, tu le comprends. Tu as dit toi-même que tu ne voulais pas mourir.

— Tu crois vraiment me connaître, Si Wang-mu ?

— Je crois que je te connais, dit Wang-mu, parce que tu n’aurais pas tous ces ennuis si tu avais laissé sans réagir la flotte détruire Lusitania.

Sur l’affichage, le doryphore fut rejoint par le Peggy, puis par le visage qui représentait Jane elle-même. Ils regardèrent en silence Wang-mu, puis Qing-jao.

— Ender, dit la voix dans son oreille.

Ender avait écouté sans rien dire dans le glisseur conduit par Varsam. Pendant une heure, Jane lui avait fait assister à sa conversation avec ces gens de la Voie, traduisant chaque fois qu’ils passaient du stark au chinois. De nombreux kilomètres de prairie avaient défilé, mais il ne s’en était pas aperçu. Ces gens étaient tels qu’il les imaginait. Han Fei-tzu.

— Ender connaissait ce nom, associé au traité qui anéantit son espoir qu’une rébellion des planètes colonisées mette fin au Congrès, ou du moins détourne sa flotte de Lusitania. Mais à présent l’existence de Jane, voire la survie de Lusitania, dépendait de ce que pensaient, disaient et décidaient deux jeunes filles dans une chambre sur quelque obscure colonie.

Qing-jao, je te connais bien, songea Ender. Tu es très intelligente, mais tes illuminations viennent entièrement des histoires de tes dieux. Tu es comme les frères pequeninos qui sont restés sans rien faire autour de l’arbre où mourait mon beau-fils, alors qu’ils auraient pu à tout moment le sauver en faisant une douzaine de pas pour lui ramener la nourriture contenant les agents antidescolada ; ils n’étaient pas coupables de meurtre. Leur crime était d’avoir trop cru à l’histoire qu’on leur avait racontée. La plupart des humains sont capables de prendre du recul, de garder quelque distance entre l’histoire et le tréfonds de leur cœur. Mais pour ces frères – comme pour toi, Qing-jao – l’horrible mensonge est devenu le récit essentiel, l’histoire qu’il faut croire pour rester soi-même. Comment puis-je vous reprocher de vouloir notre mort à tous ? Vous qui êtes si remplis des vastes desseins des dieux, comment pouvez-vous avoir de la compassion pour des destins aussi négligeables que ceux de trois espèces raman ? Je te connais, Qing-jao, et je n’attends pas de toi un autre comportement. Peut-être qu’un jour, mise devant les conséquences de tes actions, tu pourras changer, mais j’en doute. Une fois prisonniers d’un récit aussi puissant, bien peu réussissent jamais à s’en libérer.

Mais toi, Wang-mu, tu n’es prisonnière d’aucun récit. Tu ne fais confiance qu’à ton propre jugement. Jane m’a dit qui tu étais, que tu devais avoir un intellect phénoménal pour apprendre tant de choses en si peu de temps, pour avoir une connaissance aussi profonde des gens autour de toi. Ah, si tu n’avais été rien qu’un tout petit peu plus intelligente ! Certes, il fallait que tu comprennes que Jane ne pourrait jamais provoquer la destruction de la Voie, mais pourquoi n’as-tu pas eu la sagesse de n’en rien dire, pour le cacher à Qing-jao ? Pourquoi n’as-tu pas laissé dans l’ombre juste assez de vérité pour que la vie de Jane soit épargnée ? Si un assassin potentiel, l’épée à la main, se présentait à ta porte en te sommant de lui révéler où se trouve son innocente victime, lui dirais-tu que sa proie frémissante est cachée juste derrière la porte ? Ou bien mentirais-tu pour qu’il poursuive son chemin ? Dans la confusion où elle est plongée, Qing-jao est l’assassin, Jane sa première victime, et la planète Lusitania n’a plus qu’à attendre la mort à son tour. Pourquoi fallait-il que tu parles et lui dises à quel point il était facile de nous retrouver et de nous tuer tous ?

— Qu’est-ce que je peux faire ? demanda Jane.

— Pourquoi me poser une question à laquelle toi seule peux donner une réponse ? subvocalisa-t-il.

— Si tu me dis de le faire, dit Jane, je peux intercepter tous leurs messages et nous sauver tous.

— Même si cela conduit à la destruction de la Voie ?

— Si tu me dis de le faire.

— Même en sachant qu’à la longue tu finiras quand même par être découverte ? Et que la flotte ne sera probablement pas détournée de son but, quoi que tu fasses ?