Par le passé, les morts de Libo et de Pipo avaient été des événements assez graves. Mais il s’agissait de savants travaillant au milieu des piggies. Dans leur cas, c’était comme pour les accidents d’avions ou les explosions de vaisseaux interstellaires. S’il n’y avait que l’équipage à bord, l’opinion publique n’était pas excessivement bouleversée – l’équipage était payé pour prendre des risques. Ce n’était que lorsqu’il y avait des victimes civiles que de tels accidents suscitaient la peur et la colère. Et, dans l’esprit des gens de Lusitania, Quim était un civil innocent.
Non, il était plus que cela. C’était un saint homme, qui apportait la fraternité et la foi à ces semi-animaux ingrats. Le tuer n’était pas seulement un acte bestial et cruel, mais aussi un sacrilège.
Les habitants de Lusitania étaient tout aussi pieux que l’évêque Peregrino le pensait. Ce qu’il oubliait, c’est la manière dont les gens pieux réagissaient quand on insultait leur dieu. Peregrino ne connaissait pas assez bien l’histoire du christianisme, songea Valentine. Ou peut-être croyait-il simplement que ce genre de chose avait pris fin avec les Croisades. Si la cathédrale était effectivement le centre de la vie à Lusitania et si les habitants étaient attachés à leurs prêtres, pourquoi Peregrino s’imaginait-il que leur chagrin devant le meurtre d’un prêtre puisse s’exprimer dans un simple office ? Ils seraient d’autant plus furieux qu’ils auraient l’impression que même l’évêque ne semblait pas faire grand cas de la mort de Quim. Il aggravait le problème au lieu de le résoudre.
Elle cherchait encore Grego lorsqu’elle entendit les cloches commencer à sonnerie glas. L’appel à la prière. Ce n’était pourtant pas une heure normale pour la messe ; les gens devaient lever les yeux, surpris, et se demander pourquoi la cloche sonnait le glas. Puis ils se rappelleraient que le Père Estevão était mort. Assassiné par les piggies. Oh oui, Peregrino, quelle excellente idée tu as eue là, de les appeler à la prière ! Ding, dong ! — voilà qui leur donnera l’impression que tout est calme et normal ! De tous les hommes de bonne volonté, Seigneur, protège-nous.
Miro était pelotonné entre deux racines d’Humain. Il n’avait pas beaucoup dormi la nuit précédente – si tant est qu’il ait dormi – et pourtant il restait là sans bouger, tandis que les pequeninos allaient et venaient autour de lui et que les baguettes tambourinaient leurs messages sur les troncs d’Humain et de Fureteur. Miro entendait les conversations, dont il comprenait la plus grande partie même s’il n’était pas encore expert dans la langue des arbres-pères, parce que les frères ne faisaient aucun effort pour lui dissimuler leurs propres conversations passionnées. Il était Miro, après tout. Ils lui faisaient confiance. Il était donc normal qu’il sache à quel point ils avaient peur, à quel point ils étaient furieux.
L’arbre-père nommé Planteguerre avait tué un humain. Et pas n’importe quel humain – sa tribu et lui avaient assassiné le Père Estevão, le plus aimé des êtres humains après le Porte-Parole des Morts lui-même. Un crime exécrable. Que devraient-ils faire ? Ils avaient promis au Porte-Parole de ne plus se faire la guerre entre tribus ; comment alors pourraient-ils punir la tribu de Planteguerre et montrer aux humains que les pequeninos répudiaient ce crime ? La guerre était la seule solution : tous les frères de toutes les tribus attaqueraient la forêt de Planteguerre et abattraient tous les arbres à l’exception de ceux connus pour avoir parlé contre les projets de Planteguerre.
Et leur arbre-mère ? C’était l’objet du débat qui faisait encore rage : suffisait-il de tuer tous les frères et les arbres-pères complices de la forêt de Planteguerre, ou fallait-il abattre aussi l’arbre-mère, afin d’éliminer toute chance que la moindre descendance de Planteguerre puisse reprendre racine sur la planète ? Ils laisseraient vivre Planteguerre assez longtemps pour qu’il assiste à l’anéantissement de sa tribu, ensuite ils le brûleraient vif – la plus terrible des exécutions et la seule occasion où les pequeninos faisaient jamais usage du feu au sein d’une forêt.
Miro entendait tout et voulait parler, voulait leur dire : « À quoi bon tout cela, maintenant ? » Mais il savait qu’on ne pouvait plus arrêter les pequeninos. Ils étaient déjà trop en colère, en partie parce qu’ils déploraient la mort de Quim, mais aussi et surtout parce qu’ils avaient honte. En trahissant le serment, Planteguerre avait jeté l’opprobre sur l’ensemble des pequeninos. Les humains ne leur feraient plus jamais confiance, à moins qu’ils n’anéantissent Planteguerre et toute sa tribu.
La décision fut prise. Le lendemain matin, tous les frères se mettraient en route vers la forêt de Planteguerre. Il leur faudrait des jours et des jours pour se rassembler, parce qu’il fallait que ce soit une action collective de toutes les forêts de la planète. Quand ils seraient prêts, que la forêt de Planteguerre serait complètement encerclée, alors ils la détruiraient si totalement que personne ne se douterait jamais qu’il y avait eu là une forêt.
Les humains seraient témoins. Leurs satellites leur montreraient le sort que les pequeninos réservaient aux traîtres et aux assassins. Alors les humains feraient à nouveau confiance aux pequeninos. Et les pequeninos pourraient garder la tête haute sans la moindre honte en présence d’un humain.
Miro comprit petit à petit qu’ils ne le laissaient pas surprendre leurs conversations sans arrière-pensée. Ils s’assuraient ainsi qu’il entendait et comprenait tout ce qu’ils faisaient. Ils s’attendent que j’annonce la nouvelle en ville. Ils s’attendent que je décrive en détail aux humains de Lusitania comment les pequeninos comptent punir les assassins de Quim.
Ne comprennent-ils pas que je suis à présent rejeté par mes semblables ? Qui m’écouterait, parmi les humains de Lusitania – moi, un jeune infirme qui a oublié de vieillir, dont les paroles sont lentes et difficiles à comprendre ? Je n’ai pas d’influence sur les autres humains. C’est à peine si je peux gouverner mon propre corps.
Mais c’était tout de même son devoir. Il se leva lentement, se dégageant de son abri au milieu des racines d’Humain. Il essaierait. Il irait voir l’évêque Peregrino et l’informerait des intentions des pequeninos. L’évêque Peregrino répandrait la nouvelle, et tout le monde serait réconforté de savoir que des milliers d’innocents bébés pequeninos seraient tués pour venger la mort d’un seul homme.
Que sont ces bébés pequeninos, après tout ? Rien que des vers qui habitent le ventre ténébreux d’un arbre-mère. Il ne viendrait jamais à l’esprit de ces gens qu’il y avait moralement bien peu de différence entre cet holocauste de bébés pequeninos et le massacre des innocents ordonné par le roi Hérode à l’époque de la naissance de Jésus. C’était la justice qu’ils cherchaient. Que représenterait l’extermination totale d’une tribu de pequeninos comparée à ce noble dessein ?