Et puis, brusquement, il s'est affolé. Ses mouvements sont devenus désordonnés ; y a eu une période de vraie frénésie lamentable. Il gigotait sur place. Il cherchait plus à gerber des maillons perfides. Ça n'en finissait pas. C'était horrible. On devrait pas laisser regarder ça aux enfants. Ça leur montre la mort de trop près. Ils prennent trop bien conscience de l'imbécillité des choses, de la limitation du temps, de l'inexorable de notre condition, de la maladie purulente qu'est l'univers tout entier.
Le pauvre rat a cessé de se débattre. Il a accepté son agonie. Il s'est allongé dans l'eau pour mourir. Il s'est confié au néant. Il avait franchi je ne sais quel point critique. On a eu honte, grand-mère et moi. Elle disait que c'était une « belle saloperie de moins, engendreuse d'épidémie, dévasteuse de celliers », mais je me rendais bien compte que la rancœur n'y était pas. Moi je fixais le petit morceau de gruyère en train de blanchir près du cadavre.
Depuis lors, j'ai toujours bien aimé les rats. Et quoi, merde, c'est des mammifères, non ? Ça fait des petits, ça a du lait ! Les hommes sont dégueulasses.
Pour bibi, ça va être comme pour le rat. Quand la flotte envahira le sous-marin, probable que je nagerai car il y a rien de plus bête qu'un réflexe. Ensuite, lorsque l'asphyxie fera son œuvre, je cesserai de me débattre…
Un bruit de pas. C'est Béru qui sort de la cambuse.
Il tient une tartine de roquefort et une bouteille de rouge.
— Ces messieurs ont dû s'omettre, ce matin, dit-il. Alors je m'ai préparé mon petit déjeuner tout seul.
— Ces messieurs sont morts, Gros ! Tous ! Il reste plus une seule personne de l'équipage vivante. Et le sous-marin continue sa route… Pas moyen de le stopper, de le remonter, on est foutu !
Chose frappante, il est plus sensible à l'annonce des meurtres qu'à celle de notre vagabondage évasif dans les eaux.
— Tous morts ! bredouille-t-il.
— Tous, depuis le commandant jusqu'au radio, en passant par le second que tu as molesté.
— Assassinés ?
— Comme les précédents ! On est flambé !
— Ça alors, fait-il en débouchant la bouteille avec ses dents d'occasion.
Il se fiche une lampée de plombier-zingueur dans le cornet.
— L'assassin, c'est donc un des gars de la Défense ou le gus de l'Observatoire ?
— C'est probable, mais ça défie la raison. A moins que ces gens n'aient pu quitter le sous-marin…
On fonce jusqu'aux cabines. Béru ouvre à la volée la porte de nos collègues. A la contraction de son dos, je devine. Prenons-nous par la main et rendons-nous tous en cœur à l'évidence, les gars. Les deux délégués de la Défense sont morts aussi. Et je vous parie une mention honorable contre une motion de censure qu'il en est de même pour Dominique Lancin. Notre sous-marin est devenu une nécropole ambulante. Nous sommes les deux survivants. Pourquoi ? C'est ce que je me demande, du fond de ma panique. Pourquoi nous avoir épargnes ? Mais…
J'ai un soubresaut. Je blêmis… Béru… Son rêve… Mon copain est-il devenu fou ? A-t-il agi en état second ? Ne serait-ce pas lui, le meurtrier ? Dans la nuit, il s'est levé, il a bousillé tout le monde, poussé par une force mystérieuse et n'a épargné — réaction naturelle de son subconscient — que son ami San-A.
Oui, la voilà, l'effarante vérité. Il est envoûté. Ou bien…
Plus que le reste, plus que tout le reste, cette idée met le comble à ma peur. Elle me fait mal partout. J'ai envie d'abandonner ma peau, de dégobiller mon âme.
Béru s'avise de mon attitude.
— C'est horrible, non ? murmure-t-il.
D'instinct, je recule. Je le fuis.
— San-A. ! balbutie-t-il. Qu'est-ce que t'as ? Qu'est-ce que tu es en train de mijoter ?
Quelquefois, nos expressions sont plus éloquentes que nos paroles car le Mastar s'égosille :
— Ah ! non… Ah ! non, dis, tu ne t'imagines pas que c'est moi qu'ai déchniné tout le monde ! Tu vas pas te fourrer cette saloperie d'idée dans le crâne, San-A. !C'est pas possible !
Avec sa tartine de roquefort et son kil de rouge, avec ses yeux d'épagneul atteint de conjonctivite, avec sa figure bouffie, sa braguette mal boutonnée, ses lèvres vernies par la vinasse, il a rien d'un Attila, Alexandre-Benoît. Et pourtant il me fout les jetons.
Je le trouve effrayant.
Il éclate en gros sanglots.
— San-A., mon petit San-A., c'est ton Béru qui te cause. Me regarde pas de cette manière. Je suis pas dingue. J'ai toute ma raisonnance, tu le sais bien, tu le sens bien, tu le vois bien. C'est pas le moment qu'on flanche. En pleine béchamèle tels que nous voilà. D'accord, y a plus que nous deux dans ce sous-marin, mais c'est pas une raison pour suspicionner. Est-ce que j'envisage une seule seconde que tu puisses être le meurtrier assassin, moi ? Et pourtant, puisque je sais que je suis innocent, j'aurais le droit de te croire coupable. Mais non ! J'ai confiance. T'as toujours eu confiance en moi, San-A.
Il pleure. Ça lui dégouline par les yeux, par la bouche, par les narines. Il a le désespoir qui ruisselle comme fond la neige au printemps.
Je suis remué. J'ai pitié.
— C'est sûrement pas de ta faute, Béru… On a dû te droguer, ou bien…
Il renifle, ravale, réorbite. Et, tout de go, se fâche. Chez le Gros, la rogne n'est jamais loin de la peine.
— Je te défends de penser un truc aussi monstrueux, tu m'entends ? Je te défends !
— Mais que se passe-t-il ? demande tout à coup une voix.
CHAPITRE VIII
Dans notre cas, même une voix d'assassin fait plaisir à entendre. Je considère Dominique Lancin qui vient de surgir de sa cabine et je me dis qu'assassin, cet être efféminé l'est fatalement. Je préfère transférer sur ses chétives épaules le doute dont j'accablais mon gros Béru.
Il est en robe de chambre, ce qui accentue son aspect gonzesse.
— Et s'il n'en reste qu'un je serai celui-là, hé ? fais-je d'un ton tellement âpre que vous croiriez déguster des prunes vertes.
— Je ne comprends pas, dit sèchement le nouveau venu.
Béru aussi a opéré une renversée instantanée. D'accusé plaidant non coupable, il est devenu accusateur.
— On va te faire piger, mon pote, ça va pas traîner.
Mais l'autre a une apparence si frêle, jointe à un air d'innocence si réussi que le Cogneur reste les bras ballants. Son roquefort répand une odeur de caserne mal tenue qui me chavire le cœur.
— Quoi ! Quoi- ? Mais quoi donc ? Bredouille le mignon de l'Observatoire.
Il a l'air sincèrement éperdu de curiosité, ce minet.
— Vous venez de vous réveiller, bien entendu ? je lui demande.
— Naturellement.
— Et vous avez dormi d'une traite !
— En effet, j'ai pris un somnifère, pourquoi ?
Je me tais, abruti par la prodigieuse incohérence de ce que nous sommes en train de vivre. Le sous-marin continue — non pas sa route, puisqu'il n'est plus piloté — mais de se déplacer. Je veux bien que l'océan est immense et qu'il y a de la flotte en pagaïe, mais enfin, il va fatalement percuter un obstacle. A moins qu'il ne tourne scrupuleusement en rond ? Et même s'il tournait en rond, il ne conservera pas tout le temps son horizontalité. Qu'il pique du naze un tantinet soit peu et c'est le fond de la tisane qu'on va télescoper… Tout le monde est canné à bord. Sauf Bérurier, San-Antonio et un petit jeune homme que sa maman a un peu raté sur les bords… Non, sincèrement, mes aminches, une situation semblable, faut la vivre pour comprendre ce qu'elle peut donner. Raconter, c’est rien. On peut pas, à l'aide d'une poignée de verbes et d'un boisseau d'adjectifs, restituer l'angoisse, l'insolite désespérant qui se dégage de l'aventure.