— On m'avait ordonné de le contacter.
— Qui ?
— Mais, ces messieurs de la Défense. Seulement, quand je suis arrivée chez lui, je l'ai trouvé mort.
— Vous faites partie des services de Renseignement ?
— Un peu… Côté technique…
— Les deux copains savaient que vous étiez des leurs ?
— Naturellement.
— Ils ont fouillé votre cabine, hier ?
— Oui. C'étaient des garçons consciencieux.
— Ils savaient que vous étiez une femme, bien sûr ?
— Ce sont eux qui m'avaient conseillé de prendre une apparence masculine pour que je me sente plus à l'aise parmi tous ces hommes.
— Dominique, c'est votre vrai prénom ?
— C'est mon vrai prénom, ça tombe bien, murmure la jeune fille.
Elle semble s'être quelque peu ressaisie… Des couleurs réapparaissent sur ses joues et son regard est moins marqué par l'effroi ; car on s'habitue à tout, même à l'épouvante, mes bons amis.
Je cesse de la questionner car il me semble que le voyant du périscope est moins opaque. Une confuse clarté naît dans le sombre tourbillon de machine à laver en action qui brouille l'objectif.
— J'ai l'impression qu'on n'est plus très loin de la surface, annoncé-je.
Pour le coup, mes compagnons oublient les cadavres environnants. L'air libre… La lumière… Le vent. Le ciel. Des nuages… C'est le salut, c'est la vie.
— A ton avis, faudrait faire quoi t'est-ce que ? demande le Gros.
— Attends encore. Nous aviserons lorsque nous serons sortis des enfers.
A vrai dire, je ne sais trop ce qui va se passer une fois que nous aurons émergé. Mais je compte fermement sur notre bonne étoile.
— Ça y est, hurlé-je, en découvrant un ruissellement lumineux.
Non seulement il fait jour, mais de plus il fait beau. Il me semble déjà respirer à pleines éponges le grand air du large… La lentille du périscope devient nette… J'aperçois les vagues moutonnantes, un ciel pur, presque azuréen dans lequel des oiseaux aux longues ailes lentes évoluent. Des oiseaux ! Donc la terre n'est pas loin. Serions-nous tout à fait sauvés ? Se pourrait-il que…
Je pige tout à coup l'impression fantastique qu'a dû avoir le sieur Colomb.
— La terre ! fais-je…
— Hein, quoi, vous disez ? barrit Béru. Prêt à gambader sur les cadavres, le Dodu.
— Droit devant nous, commenté-je. Une grande ligne sombre. Béru, il faut stopper, maintenant…
— Tout à fait d'accord, affirme le Terrible, le temps que je trouvasse la bonne manette…
Je largue mon mateur à coulisse pour prêter à mon génial collaborateur le précieux concours de ma vaste intelligence.
— Pas de précipitation, conseillé-je. Tu sais déjà quelle est la manœuvre de descente et celle de montée. Reste à décider entre celle de l'accélération et celle de la décélération.
— Ne t'occupe, j'ai déjà potassé le problo, Mec. S'il y a pas gourance, c'est ce machin-chose qui doit freiner.
Délibérément, en homme sachant prendre ses responsabilités à pleine poigne, il tourne un volant chromé.
— Je te parie que c'est le frein à main, annonce-t-il.
Sur le moment, aucun changement ne s'opère dans la marche du submersible. Il n'a pas varié son allure.
— Vite ! crie la voix angoissée de Dominique.
La jeune fille m'a remplacé au périscope. Son délicat visage disparaît à moitié dans la gaine caoutchoutée du viseur.
— Arrêtez ! Arrêtez tout de suite ! On approche de la terre… Je distingue des rochers.
— Ça va y être, énervez-vous pas ! ahanne Bérurier qui tournique à fond de ballon.
Tu parles que ça y est ! Au lieu de ralentir, comme espéré, l’Impitoyable met toute la sauce ! Nous le sentons pris de frénésie tout à coup.
— Attention ! On pique droit sur les rochers ! lance la pauvre Dominique.
— Tourne dans l'autre sens, Gros !
— Tu crois ? hésite mon ami dont le front ressemble à un sorbet oublié sur une plaque chauffante.
— Naturellement, tu ne vois donc pas que tu accélères ?
Maintenant, Dominique pousse des cris hystériques.
— Vite ! Vite ! Viiiiite !
Je cours au périscope. Je regarde. « Trop tard », pensé-je avec un calme effrayant. Nous ne sommes plus qu'à une centaine de mètres (il est difficile d'évaluer les distances à travers un périscope, essayez, vous m'en maudirez des nouvelles) de la terre. Un amoncellement de roches ! On continue de piquer dessus. Même si les machines s'arrêtaient pile de fonctionner, il serait impossible d'éviter l'impact. Sur sa lancée, l'Impitoyable se fracasserait.
— Couchons-nous !
Joignant le geste an cri de détresse, je m'affale sur le plancher. Dominique en fait autant. Je passe un bras sur son épaule. Je me sens tout tassé, tout petit, soudain. Me v'là redevenu fœtus, les gars.
— Couche-toi, Gros, c'est râpé !
Mais il est stoïque, notre brave Béru. C'est le chauffeur de camion fou qui se jette dans un mur pour éviter des catastrophes.
Il continue de mouliner éperdument.
« Comme c'est long, pensé-je… »
Le temps prend une consistance de beurre. Le temps, mais pas les rochers ! Ma doué, ce gnon ! On dirait que nos organes les plus précieux, les plus précis, les plus pressés, les plus intimes se décrochent, se débinent et se répandent. En vrac, j'évacue mon cœur, mon cerveau, mes claouis, mon pancréas, mon intestin grêle, ma vésicule biliaire… Ils sortent de moi comme l'eau d'un seau renversé. Je me vide, me distribue, me restitue. Il y a du bruit. Non, pas DU bruit, LE bruit. Ceux que nous percevons ordinairement, que ça soit sous forme de musique ou de coups de canon, ne sont que des miettes tombées d'un noyau bruit. Là, c'est LE bruit. Un truc qui vous emporte et vous démantèle, qui vous disloque, vous désintègre (même si vous êtes intègre), vous retourne.
Je tâtonne pour chercher mes yeux qui ont dû rouler sur le parquet. Je sens une main glacée : c'est celle du défunt commandant. J'essaie de me persuader que je vis toujours. Je récupère les sens (c'est pas encore du super) à l'exception de mon sens auditif englouti dans le vacarme. J'avise la môme Dominique, tout contre moi, qui me fixe avec l'air de se demander le nom de famille de sa trisaïeule. Où est Béru ? Je parviens à remuer la tête. J'avise le Gros, assis sur le matelot assassiné, avec son volant nickelé dans les mains. Lui aussi a une attitude songeuse qui ne me dit rien qui vaille. Il continue de tourner le volant, à petits gestes saccadés. Ses lèvres remuent pour balbutier des trucs inaudibles.
Je me dresse. J'ai perdu la notion du temps. Le choc vient-il de se produire, ou bien a-t-il eu lieu une quinzaine d'années auparavant ?
Pas mèche de me tenir debout. Le sol se flanque à la verticale. Je glisse dans le fond du poste, et Dominique m'arrive dans les pinceaux, Béru suit avec son volant pour qu'on se tienne plus chaud.
Je me frotte le dôme… J'attends… Du moment que je vis, je vais piger. En effet, je pige. L'Impitoyable s'est éventré sur les récifs et nous coulons.
A pic, mes amis, à pic !
Aussi vite qu'une pierre lâchée.
L'eau va se précipiter sur nous… Et pourtant non.
— Qu'est-ce que je voulais dire ? ânonne Bérurier.
Il ne sait plus. Un curieux silence finit par s'établir. Après le vacarme de la collision, il nous glace. On n'entend même plus le zonzonnement de l'aérateur… Les lumières faiblissent. Tout va s'éteindre. Le sous-marin sous-marine de plus en plus. Un nouveau choc, mais tout mou, comme dans les rêves. L'Impitoyable, petit à petit, retrouve la position horizontale. Je regarde à la lumière défaillante le poste de commandement. Il a basculé. C'est-à-dire que la porte se trouve au-dessus de nous, ce qui prouve que nous sommes échoués au fond des eaux, sur le flanc droit.