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Elle poursuit ses recherches sur l’histoire de l’entreprise et trouve énormément d’articles. Dans le domaine de la collecte et de l’administration de données personnelles, Freemee semble être un acteur de tout premier plan, qui compte cent soixante millions d’utilisateurs, voire plus. On prédit à la société un avenir à la Facebook ou à la Google. D’après ce que sait Cyn, on a souvent prédit ce genre de choses, et ça n’est advenu qu’à grands coups de relations publiques et de communication.

À son entrée dans la rédaction, le brouhaha de ses collègues s’arrête un moment. Elle fait mine de ne rien remarquer, se redresse et rejoint son bureau. À peine est-elle arrivée qu’elle entend hurler Anthony dans la salle : « Cynthia ! Viens me voir ! »

En passant entre les rangées de tables, elle sent les regards sur elle. Elle bombe le torse. Elle a peur de perdre son boulot. Une fois la porte du rédacteur en chef refermée, les murmures de la rédaction reprennent.

Sans un mot, il l’invite à s’asseoir. Il tripote ses smartglasses.

« La police les a rapportées ce matin », commence-t-il d’un air innocent. Il la regarde, attend d’elle une réponse.

Qu’il fasse sa petite scène, après tout.

Cyn se tait. Elle a déjà suffisamment mauvaise conscience d’avoir prêté les lunettes à sa fille. Lui, ce dandy, elle s’en moque. Si elle ne les avait pas laissées à Viola, rien de tout cela ne serait arrivé.

« Bien, soupire le rédacteur en chef. Tu as donné à ta fille un produit propriété de l’entreprise, qu’elle-même a donné à d’autres. Ça a conduit à un décès qui a eu d’importantes répercussions médiatiques. Le fabricant menace de porter plainte !

— Mais c’est une blague ! » Elle en a trop entendu. « Qui m’a donné ces lunettes ? Ces saloperies ! Et maintenant ils ne veulent plus assumer leurs responsabilités ? » Elle baisse le ton, se ressaisit. « Ce qui ne signifie pas que je ne suis pas prête à faire face aux miennes.

— On en parlera plus tard. » Il hausse les épaules. « Le plus grave, c’est que tu as refusé de faire ton job.

— J’ai… quoi ? Ma fille était dans un état catastrophique…

— Le gamin à qui tu as donné ces lunettes est mort. Ta fille n’a rien. Tu aurais pu faire un reportage. Au lieu de ça, tu laisses ta fille dénigrer notre travail.

— C’est la faute de ces vautours ! Tu confonds tout ! Ce sont eux les responsables. Ma fille n’a fait que les prendre en photo et les publier. De nos jours, chacun est reporter. Tes propres mots. » Elle fulmine. La colère lui fait du bien et lui permet d’oublier sa culpabilité.

« Tout à fait. Raison pour laquelle nous n’avons pas besoin de journalistes dans ton genre. J’en ai déjà parlé avec la DRH. Tu as déjà reçu plusieurs avertissements. Suffisamment pour que je puisse te licencier sur-le-champ, sans indemnisation. » Il agite les lunettes. « En cas d’une plainte du fabricant, nous nous retournerions contre toi, bien sûr. »

Cyn est sur le point de pleurer. « Aucun tribunal n’acceptera ! »

Elle se voit déjà à la recherche d’un travail. Une journaliste de plus de quarante ans, sans compétences réelles dans les nouvelles technologies. Sans argent de côté. Impossible de faire des économies tant la vie londonienne est chère. Jamais elle ne retrouvera de poste dans sa branche ! Combien de temps pourra-t-elle vivre de l’aide sociale ? Et ensuite ?

« Notre avocat voit les choses différemment. » La voix d’Anthony lui parvient étouffée. « Je te l’avais dit, tu es sur ma liste. »

Cyn aimerait bondir et quitter la pièce, mais ses pieds ne lui obéissent pas. Elle est si abasourdie qu’elle ne comprend pas d’abord ce que lui dit son rédacteur en chef.

« Mais je veux bien te donner encore une chance. »

Lorsqu'enfin elle comprend, elle inspire profondément, elle se reprend. Elle espère qu’Anthony prendra sa réaction pour un signe de sang-froid. Elle déteste l’idée de passer pour faible aux yeux de ce parvenu.

« Si quelqu’un ici donne encore une chance à quelqu’un d’autre, c’est moi », dit-elle en relevant la tête.

« C’est gentil de ta part », lui répond-il ironiquement. « Mais n’exagère pas, non plus. Donnons-nous chacun une chance. »

Cyn se demande d’où provient cette envie subite d’Anthony de se réconcilier. Elle n’a pas le temps d’y penser davantage, il poursuit : « J’aimerais que tu fasses cette série dont nous avons parlé hier. Depuis hier, tu incarnes le visage des parents…

— Génial ! Et qu’est-ce que je dois écrire comme titre, hein ? Hé, parents, savez-vous ce que fait votre progéniture ? »

Anthony hésite, puis part d’un rire retentissant.

« C’est très bien ! Parfait ! Non, vraiment !

— C’est déjà bien si ça fait rire quelqu’un…

— On pourrait penser que tu as fait tout ça à dessein, pour te faire de la publicité, sourit-il. Tirons profit de ta célébrité.

— Dans mon intérêt ou celui du Daily ?

— Les deux. »

Aux yeux de Cyn, ce type est un vrai furet. Mais elle préfère de loin être journaliste ici qu’au chômage. Elle a besoin d’argent.

« OK, dit-elle. Il y a suffisamment de matière pour faire un article. J’ai découvert hier que les jeunes vendaient leurs données. On doit en parler ! C’est…

— … absolument pas nouveau en tout cas. Mais tu n’en savais rien. C’est un modèle économique ; donner aux consommateurs la possibilité d’administrer leurs données. Il y a plein de nouvelles entreprises dans ce domaine…

— Je ne peux pas connaître chaque nouvelle truie qui vient au monde dans le village global », fait-elle avec effronterie.

« Les plus célèbres, tu devrais. C’est pour ça que d’autres parlent mieux de ce sujet. Nous devons penser au-delà. Apporter de la controverse. Nous sommes journalistes ! Des journalistes d’investigation. »

Surtout toi, pense-t-elle. Ne pas exploser de rire maintenant.

« Nous voulons aller au fond des choses, les mettre au jour. Nous ne devons pas seulement écrire sur Zero. Nous devons le trouver ! Lui parler !

— Pourquoi ?

— Parce que de nos jours, il ne suffit plus d’informer notre lectorat. Nous devons le rendre actif !

— Le distraire, veux-tu dire. » Elle a l’impression qu’il a répété la scène devant un miroir.

« Et alors ? Qu’y a-t-il de mal à donner aux gens du plaisir tout en les informant ? Donnons à nos lectrices et lecteurs la possibilité de nous aider à trouver Zero, ou celle d’aider Zero. Qu’importe ! Il faut qu’ils s’investissent ! Il faut leur participation émotionnelle. »